Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

K. PAPAIOANNou· font leur devoir » s•. Pour Chateaubriand, Napoléon « avait tué la guerre en l'exagérant ». Pour les hommes nouveaux, l'industrie avait destitué la guerre, Mercure triomphant avait chassé Mars du monde. Pour les saint-simoniens, l'ère militaire était définitivement révolue et le régime de coopération qui lui succéderait était en même temps appelé à substituer l'administration des choses au gouvernement des personnes. De même Auguste Comte croyait constater dans la réalité de son temps « le décroissement continu de l'esprit militaire et l'ascendant graduel de l'esprit industriel » ; il notait la « répugnance caractéristique des sociétés modernes pour la vie guerrière » et allait même jusqu'à parler d'un certain « instinct industriel et pacifique » 35 ••• De leur côté, les manchestériens et les radicaux d'autre-Manche tenaient le même langage et leur tâche paraissait d'autant plus facile que, à l'inverse de la France où l'armée auréolée d'une tradition glorieuse représentait une puissance rivale du pouvoir civil, l'Angleterre de Cobden et de Bright ne voyait dans l'armée qu'une dépense inutile, un simple « vivier d'aristocrates », une survivance barbare et anachronique qu'il s'agissait non de réformer et de moderniser, mais d' « affamer » et d' « abattre » 86 • Pour les manchestériens, le libre-échange était le moyen, non seulement d'enrichir l'industrie britannique, mais de créer des rapports pacifiques entre tous les peuples, d'inaugurer pour l'humanité une ère nouvelle. Cobden voulait qu'on traite la question douanière « dans un esprit moral et même religieux », « millénariste », raillera Marx. « Le commerce, disait Cobden, est la grande panacée qui, telle une découverte médicale bienfaisante, servira à inoculer le goût salutaire et sain de la civilisation à toutes les nations du monde. Ancun lot de marchandises ne quitte nos rivages sans porter les semences de l'intelligence et de la pensée féconde aux membres des communautés moins éclairées ; aucun commerçant ne visite nos centres industriels sans retourner à son pays en missionnaire de la liberté, de la paix et d'une bonne administration... » Dans son esprit, la fin de l'ancien régime des landlords et des réglementations autoritaires, l'avènement des classes 34. Mlmoires d'outre-tombe, livre XX, chap. 10 (M. de la Pléiade, 1, p. 773). 35. Cour11 de philosophie poaitive, IV, 1839. Cité par Raymond Aron : Le, Etape& de la pensée aociologique, 1967, p. 132. Cf. du môme auteur : La Société indwrtrielle et la guen-e, t 959. 36. G. M. Trevelyan : lliRtoire 11oclalede l'Angleterre, UM9, p. 433. Sur lei incroyables conditions qui régnaient alon dan• l'armée anglaise et qui valurent à I' AnKletorre le 1umom de flogged nation, cf. W, X J, 427 et 509-t 1. Biblioteca Gino Bianco 163 industrielles ne pouvaient signifier que le triomphe de la paix : « Les classes moyennes et ouvrières d'Angleterre ne peuvent avoir d'autre intérêt que la préservation de la paix. L'Honneur, la Gloire, dépouilles de la Guerre, ne leur reviennent pas ; le champ de bataille fournit à l'aristocratie sa moisson, baignée du sang du peuple. » Toute sa philosophie politique repose sur un rejet radical et sans appel de toute idée de politique extérieure. Son slogan était : « Le moins de politique extérieure possible. » Aussi choisit-il comme devise pour son premier pamphlet la phrase de Washington : « Notre grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, tout en étendant nos rapports commerciaux, d'avoir avec elles aussi peu de rapports politiques que possible. » Ainsi appelait-il de ses vœux le jour où seuls ceux qui se refuseraient à toute politique étrangère auraient le droit de briguer le suffrage de leurs concitoyens : « Dans quelque élection future, nous verrons peut-être le critère : " pas de politique étrangère " appliqué à ceux qui présenteront leur candidature devant un corps électoral libre. » C'est sur ce thème qu'il a mené sa campagne électorale pendant la guerre de Crimée et c'est en clamant : « W e want a foreign policy » que ses adversaires lui firent perdre son mandat 87 ... Marx connaissait parfaitement ce qui se cachait derrière le pacifisme : l'école manchestérienne, disait-il, « veut la paix à tout prix pour pouvoir mener la guerre de l'industrie à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur. Elle veut la domination de la -bourgeoisie anglaise sur le marché mondial où l'on ne peut guerroyer qu'avec ses propres armes, à savoir les balles de coton 88 • » Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est bien chez Marx que les thèses les plus généreuses (ou les plus hypocrites) des premiers théoriciens de la société industrielle trouvèrent leur formulation classique. Dès l'Idéologie allemande, on entend l'hymne de louange à la bourgeoisie dont sortira le magnificat du Manifeste : La bourgeoisie, par l'exploitation du marché mondial, a donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a ôté à l'industrie sa base nationale. Les anciennes industries nationales ont été anéanties ou le seront bientôt. Elles sont supplantées par de nouvelles industries dont l'introduction devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, par des industries qui travaillent des matières premières provenant non plus de l'intérieur, 37. Cf. Lord Morley : Thr T,ift of Richard Cohd~n. 1881. 38. W, XI, 283 (Juin 1855).

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