K. PAPAIOANNOU . · Jusq1J'alors, l'intégration des peuples dans des ensembles plus vastes était imposée par la violence et ne pouvait se perpétuer que par la violence. Les sociétés orientaµes, par exemple, n'étaient que des juxtapositions de domaines fonciers ou de communautés villageoises statiques ; leur unification reposait essentiellement sur la puissance militaire et l'organisation bureaucratique. Dans ces vastes espaces, occupés seulement par des seigneuries ou des communautés villageoises hermétiquement fermées et étrangères, sinon hostiles, les unes aux autres, il suffisait de quelques dizaines de milliers de cavaliers pour réaliser d'immenses conquêtes. C'est ce qui explique la formation de ces vastes empires qui se font et se défont sans que la structure économique de la société en soit qualitativement modifiée : l'histoire, dit Marx, de ces sociétés économiquement statiques (et donc essentiellement anhistoriques) se déroule « dans la région nuageuse de la politique » (politise be W olkenregion) ou bien, quand elle cesse d'être une simple « agitation gratuite sur la superficie politique », elle prend l'apparence (erscheint) d'une histoire religieuse _» 13 • De même, l'Empire romain n'avait aucune hypostase économique adéquate. Rome, dit Marx, ne « dépassa jamais » le stade de l' économie urbaine et « n'avait pour ainsi dire avec les provinces que des rapports poli tiques que des événements politiques [invasions, anarchie militaire, désorganisation de l'administration J pouvaient naturellement interrompre » 14 ••• Or la bourgeoisie a réussi là où tous les empires et toutes les religions prétendument universelles ont échoué. Le monde unifié qu'elle a créé, en instaurant le marché mondial et la division internationale du travail, repose sur des relations matérielles (économiques) indestructibles qu'aucun événement, politique ou autre, ne saurait · interrompre : « Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares les plus opiniâtrement xénophobes 15 • » L'histoire réellement universelle qu'elle a inaugurée signifie l'intégration irréversible de tous les hommes et de toutes les nations dans un système de « commerce universel » qui « domine le monde entier par le rapport de 13. Cf. nat1 Kapital (titre abrégé : K), éd. Dletz 1951, I, 376. Trad. fr. Ed. 11oclale11, Il, 48, et les lettres de Marx à Engel1 datées deA 2 et 14 Juin 1853. 14. DI, 19-20 (VI, 237). 15, KM, dan1 W, IV, 466 (Pl., p. 165). Biblioteca Gino Bianco 159 l'offre et de la demande », « plane au-dessus de la terre comme le Fatum antique et distribue d'une main invisible le bonheur et le malheur, fonde des empires, anéantit des empires, fait naître et disparaître des peuples » 16 • Ce système de « dépendance universelle » qui, pour la première fois dans l'histoire, assigne à l'humanité tout entière des tâches œcuméniques et exige une « coopération des individus à l'échelle de l'histoire universelle », ne dépend nullement de la force des armes, de la cohésion des Etats, voire du libre consentement des hommes. Bien au contraire, « avec l'extension de l'activité au plan de l'histoire universelle », les individus se sont « de plus en plus » asservis à une « puissance de plus en plus massive » qui n'est pas « une chicanerie du W eltgeist », mais « se révèle en dernière instance être le marché mondial » 17 • Cette « puissance » est « sociale », c'est-à-dire qu'elle résulte de la coopération à l'échelle planétaire des individus. Cependant, du fait que cette coopération n'est pas organisée librement et consciemment (freiwillig), mais « naturellement » (naturwüchsig : sans plan, selon la nécessité inconsciente de la nature), cette « puissance sociale » se dresse face aux individus co1nme une « puissance matérielle » (le matérialiste Marx n'aime pas les « puissances matérielles » ... ) qui « nous domine, échappe à notre contrôle, contrecarre nos espérances, anéantit nos calculs » 18 • Ainsi l'universalité concrète créée par le marché mondial se manifeste comme la force terrifiante d'un Destin qui a déclenché « toute une série de phases et de degrés de développement » et qui poursuit son cours inexorable « indépendamment de la volonté et de l'agitation des hommes, réglant même cette volonté et cette agitation » 10 • Dans cette vision du mouvement cataclysmique des « forces productives » qui emporte les êtres et les choses, « les peuples et les races », « comme la tribu des feuilles », il n'y a guère de place pour la « volonté », voire pour la responsabilité individuelle ou collective. C'est ainsi que Marx comparera le Dieu de l'histoire à l' « horrible Dieu païen qui ne voulait boire le nectar que dans les crânes de ses victimes » 20 et c'est avec des accents çivaïtes plutôt qu'hégéliens qu'il célébrera le « mouvement révolutionnaire » déclenché par l'industrie et qui 16. Dl, 32 (VI, 178). 17. DI. 33-34 (VI, 181). Marx joue sur l'opposition Weltgeist-Weltmarkt (marché mondial). 18. DI, 30 (VI, 175). 19. DI, 31 (VI, 176). 20. W, IX, 226.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==