Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

158 de l'histoire universelle s'effacera pour longt~mps devant l'éparpillement des particularismes. Vingt siècles apres Polybe, Marx a cru entendre de nouveau le chant du coq de l'histoire universelle et c'est avec les accents de Polybe qu'il a célébré les « merveilles » de son temps. Mais cette fois-ci, l'artisan de ces merveilles n'était plus la Fortune que le protégé des Scipions qualifiait de panoûrghos kai technikè, omnipotente et artificieuse, mais l'industrie créatrice de « miracles qui rend superflus les miracles des dieux » 1 et la bourgeoisie qui a « réalisé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques >> 2 • Pour Marx, le capitalisme n'est pas un mode de production parmi d'autres, mais un tournant de l'histoire, une coupure absolue dans l'histoire du genre humain, signifiant un renversement radical de toutes les données qui ont ·déterminé l'image traditionnelle de la nature et de l'histoire. Jusqu'alors, les « forces productives » n'étaient intervenues que superficiellement dans la vie des plantes et des animaux. Maintenant, l'industrie transforme la nature tout entière en esclave et mesure ses forces en chevaux-vapeur, comme par dérision : la nature n'est plus une donnée immuable à laquelle l'homme doit se soumettre, mais le « produit » d'une activité titanesque qui a la terre tout entière pour théâtre. Corrélativement, l'histoire devient pour la première fois « vraiment universelle >> et englobe l'humanité dans son ensemble. Une économie mondiale _ JusQu'ALORS, l'échange se limitait à celui, intermittent, des produits de luxe ; les sociétés vivaient_ repliées sur elles-mêmes et l'histoire ,était ·en réalité une juxtaposition post festum d'histoires locales aussi étrangères les unes aux autres que si elles se déroulaient sur des planètes différentes. Ainsi, dès !'Idéologie ·allemande ( 1846), Marx rejette l'idée traditionnelle de la « prétendue histoire universelle » 3 - fiction qui attribue à l'histoire du passé une unité qu,elle ne possède pas et qui laisse supposer l'existence d'un sujet universel dirigeant mystiquement les événements à la manière de la Providence augustinienne ou du W eltgeist hégélien. 1. Manuscrits de 1844, éd. Kiepenheuer, 1950, p. 153. 2. Marx-Engels : Le Manifeste communiste (titre abrégé: KJW). Dans Marx-Engels: Werke (titre abré~é: W), Berlin 1961_et suiv., IV, 465. Trad. fr. Bibl. de la Pléiade, t. 1, 1963 (titre abrégé : Pl.), p. 1~4. 3. Marx-Engels : Die Deutsche Ideologie (titre abrégé : Dl). Pd. Dietz, 1953, p. 24. Trait J. Molitor : VI, 165. Bi.blioteca Gino· Bianco DÉBATS ET RECHERCHES En fait, l'histoire n'est devenue universelle qu'à uhe ·date récente, avec la constitution du marché mondial, l'avènement de la bourgeoisie cosmopolite et la naissance du prolétariat, première classe réellement œcuménique, « empiriquement universelle, relevant de l'histoire universelle ». parce que composée « d'individus directement liés à l'histoire universelle » 4 • Uri des principaux titres de gloire de la bourgeoisie, c'est précisément d'avoir « créé l'histoire vraiment universelle en faisant dépendre du monde entier chaque nation civilisée et en anéantissant l'ancienne exclusivité naturelle des diverses nations » 5 • C'est uniquement à partir de l'ère bourgeoise que « l'existence empirique des hommes » a commencé à devenir weltgeschicht-_ lich, à « se dérouler sur le plan de l'histoire universelle au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale » 6 • L'universalité de l'histoire a cessé d'être une fiction-métaphysique pour devenir une réalité· incarnée dans les faits, objectivement dans le système de « dépendance universelle » que constitue le. marché mondial, cette « forme naturelle ( = inconsciente, invo- • ,lontaire) de la coopération des individus à l'échelle de l'histoire mondiale » 7, et subjectivement dans les deux classes spécifiques de la société industrielle : les bourgeois et les prolétaires, classes ayant « anéanti la nationalité » 8 et dont la lutte doit nécessairement aboutir au communisme, c'est-à-dire à un régime « qui ne peut absolument pas exister autrement qu'en tant que réalité historique mondiale » 9 • Ainsi, « au fur et à mesure que l'histoire se transforme en ·histoire universelle » 10 , les « indi- .vidus' locaux » du passé disparaissent et à leur place on voit apparaître des hommes « délivrés des limites locales et nationales », des « individus empiriquement universels, ressortissant directement à l'histoire universelle » 11 • Et cette « complète transformation ·de l'histoire ~n his- . toire ~1;1iverselle » n'est pas un phantasme philosophique, un ~< acte du W eltgeist hégélien ou de quelque autre fantôme métaphysique, n;iais ùn fait tout matériel, empiriquement dé:- m~ntrable, un fait dont tout individu qui vit et agit, qui mange, boit et s'habille, fournit la preuve » 12 • 4. DI, 31-33 (VI, 177-79). 5. Ibid, 59 (VI, 218). 6 . ' 6. lbip, 31 (VI, 176). 7. Ibid, 34 (VI, 181). 8. Ibid, 60 (VI, 219). 9. Ibid, 33 (VI, 178). 10. Ibid, 34 (VI, 181). . 11. Weltge~ch_ichtliche Individuen. Marx • démocratise • et étend a l ensemb1e des membres de la société civile ces termes que la philosophie hégélienne réservait aux grandes personnalités historiques : Alexandre. César. etc. 12. DI, 44 (VI, 181).

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