Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

Documents LE «J'ACCUSE» DE SOLJÉNITSYNE DEPUIS DES TEMPS très reculés, il a existé des écrivains, et on les connaît par leurs œuvres. En Russie soviétique, Staline et ses épigones ont changé tout cela. Les « écrivains » (sic) soviétiques tiennent des congrès, des conférences, des colloques, des rencontres, ils votent des motions, font des déclarations, signent des manifestes, envoient des télégrammes, blâment ceux-ci, dénoncent ceux-là, accusent et flétrissent tels autres, exigent ou approuvent l'incarcération de leurs « confrères », parfois réclament pour l'un d'eux la peine capitale. Mais où sont leurs œuvres ? Ni Pouchkine ni Lermontov, pas plus que Gogol ou Nekrassov, ni que Chtchédrine ou Tourguéniev, ni que Dostoïevski ou Tolstoï, ni Leskov ni aucun poète ou romancier russe digne de ce nom n'a participé à aucun congrès ni signé le moindre papier préconisant ceci ou cela, mouchardant ou accablant un hérétique sur l'ordre du pouvoir, lequel d'ailleurs ne le demandait pas : c'était au temps du tsarisme. Mais ces véritables écrivains ont laissé des œuvres. Que laisseront les gens qui, du 22 au 27 mai, ont tenu à Moscou un pseudo-congrès, numéroté quatrième, des écrivains soviétiques? Tout d'abord, ce congrès n'en était pas un, car un congrès doit être par définition une « réunion de personnes appelées à délibérer sur certaines questions ». La réunion de Moscou n'avait pas à délibérer, mais à recevoir des consignes et à imposer l'obéissance. Ensuite, les assistants n'étaient pas là en qualité d'écrivains, mais soit comme fonctionnaires, soit comme serviteurs plus ou moins bénévoles du pouvoir. Sur 473 « délégués » ( délégués par qui ? ), 403 sont membres du Parti, c'est-à-dire auxiliaires de la police. Les 70 autres devaient Biblioteca Gino Bianco accepter, bon gré mal gré, le rôle de figurants et de complices. Mais que dire de la présence symbolique, sur le podium, du sieur Andropov, chef de la Sûreté de l'Etat, c'est-à-dire de la police secrète ? Personne, dans un pays civilisé, n'aurait osé imaginer une chose pareille. Or un fait nouveau a eu lieu, non pas à cet ersatz de congrès, où tout était réglé comme papier à musique, mais à l'occasion du congrès, un fait inouï, un fait qui fera date dans la vie intellectuelle et sociale de la Russie, qui par conséquent aura des conséquences partout dans le monde, même si le monde ne s'en rend pas déjà compte. Il s'est trouvé un homme, un vrai, doublé d'un écrivain, un vrai, pour exprimer tout haut ce que pensent tout bas les roseaux pensants de l'Empire soviétique. « Tout haut » est une façon de parler, car cet homme, cet écrivain, n'a pas la parole, et il n'y a pas place pour lui dans la presse ni à aucune tribune. Mais Alexandre Soljénitsyne, cet homme, cet écrivain, a eu le courage d'adresser au simili-congrès une épître impubliable dans son pays, une épître que la plupart des « congressistes » n'ont pas lue, mais qui commence à circuler sous le manteau, manuscrite ou dactylographiée, et ne manquera pas de se propager dans les profondeurs de la société russe et « multinationale » soviétique. Epître impubliable, pourquoi ? Parce que celui qui l'a écrite et signée dit la vérité, parce qu'elle traduit la conscience d'une humanité réduite au silence par ceux auxquels elle s'adresse. En effet, Alexandre Soljénitsyne demande la suppression de la censure, alors que la censure c'est le Parti, c'est l'Etat, c'est le régime. L'oligarchie qui exerce le pouvoir ne peut prendre en considérationcette demand~ ni la rendre

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