Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

140 Quand Sédov vint en France, quelque temps après, il s'enquit auprès de Simone d'un endroit paisible pour écrire (il collaborait, naturellement, au Bulletin de ['Opposition russe, sous le pseudonyme de N. Markine, et il s'occupait d'éditer les écrits de son père). Le docteur Bernard Weil, qui avait été médecin-major pendant la guerre, s'adressa à l'abbé Langlois, son ancien infirmier, devenu bibliothécaire de l' Institut catholique, rue d' Assas, et l'abbé ser- . viable autorisa le jeune Sédov à travailler dans cette bibliothèque, sans savoir de qui ni de quoi il s'agissait. Un beau jour Sédov demanda à Simone la permission de tenir une réunion rue Auguste Comte. Elle ne savait refuser l'hospitalité à personne et ses parents ne savaient rien lui refuser. C'est ainsi que Trotski et sa femme, Nathalie Sédov, vinrent habiter chez les Weil pendant deux ou trois jours, avec deux gardes du corps armés, dans l'appartement principal (la réunion dont parle J. de Kad t se tint dans une dépendance mansardée, à 'l'étage au-dessus, desservi par l'escalier de service). Là, rue Auguste Comte, le comportement égocentriste de Trotski, sur une échelle très réduite, illustra drôlement l'inconsistance de ses vues historico-dogmatiques. Se voyant au centre de la chronique universelle, alors que personne dans la rue ne faisait attention à lui, il prenait maintes précautions superflues, mais de nature à susciter la curiosité des indifférents, en même temps qu'il accueillait d'autre part les séides de Staline dans son cercle intime. Bien qu'il eût aisément modifié l'aspect de sa physionomie pour n'être pas reconnu, il mobilisait des gardes du corps astreints à rester en éveil la nuit sans rime ni raison. A force d'allées et venues inutiles, les conspirateurs firent remarquer leur présence insolite par tous les habitants de l'immeuble. Trotski voulut profiter de l'occasion pour voir un film d'Eisenstein au cinéma de la r~e Jules Chaplain. Au retour, après minuit, la petite troupe composée de cinq personnes (les trois Trotski et les deux gardes du corps) s'entassa dans l'ascenseur de l'escalier de service et l'appareil trop lourdement chargé s'arrêta en panne entre deux étages, ·de quoi faire subodorer aussitôt une machination du Guépéou dans cet incident technique. Il s'ensuivit en pleine nuit un invraisemblable remue-ména.ge qui réveilla toute la maisonnée, réalisant le comble dans l'art de passer inaperçu. Il eftt été trop simple de se conduire comme tout le monde. Quant à la réunion, le récit de J. de Kadt se suffit à lui-même. En privé, Trotski eut avec Simone des discussions orageuses. Alors que Nathalie Sédov et madame Weil se tenaient au salon, elles entendirent le bruit d'une vive altercation dans la chambre de Simone. Il était question de Cronstadt... Nathalie dit à madame Weil : << Voyez-vous cette jeune fille qui tient tête à Trotski l >>En quittant la pièce, BibliotecaGino Bian·co LE CONTRAT SOCIAL Trotski asséna à Simone cet argument-massue : << Vous faites partie de l' Armée du Salutl » Simone, imperturbable, n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu. Quand il prit congé, Trotski eut ce mot significatif à l'adresse de ses hôtes : « Vous pourrez dire que c'est chez vous qu'a été fondée la quatrième Internationale!·>> Il n'y avait pas de quoi se vanter, et les parents de Simone en riaient de bon cœur longtemps après, en racontant l'histoire. Mais le mot est significatif en tant qu' expression de l'illusion et de la présomption d'un homme qui, motu proprio, se prenait'· pour l'interprète attitré des saintes Ecritures du marxisme mais qui, en contradiction absolue avec Marx, ne tenait aucun compte du _<< mouvement réel >>des classes laborieuses, et qui par surcroit renouvelait l'erreur fatale de Lénine inventant une troisième Internationale incapable de lui survivre, comme s'il était (lui, Trotski) prédestiné à en créer de toutes pièces une quatrième en des circonstances encore plus contraires au << mouvement réel >>que la fois précédente, et au mépris des réalités les plus tangibles comme des arguments les moins contestables. Dans toute discussion avec un interlocuteur de bonne foi, il croyait avoir réponse à tout en traitant son contradicteur de << petit bourgeois >>et en lui déniant la qualité de marxiste. En quel nom et à quel titre, on ne l'a jamais su, ni pourquoi tout se ramènerait à << être ou ne pas etre >>marxiste, ni par quel décret d'en haut Trotski se trouverait seul dépositaire autorisé d'un marxisme prétendument irréfutable. Il en oubliait simplement l' ci: b c authentique du marxisme en général, il n'étalait que son propre marxisme primaire en :·particulier, tout en se montrant impuissant à suivre une démonstration pertinente pour la réfuter autrement qu'avec des épithètes mesquines ou des qualificatifs sonores, d'intention blessante. Imbu d'une certaine virtuosité verbale, grisé de sa rhétorique facile, prenant des poses mal à propos sur la scène de l'histoire en l'absence de tout public, il a confirmé en tant que théoricien et politique le jugement que Lénine portait sur lui au temps jadis : << Tout ce qui brill~ n'est pas or. >>Trop sûr de lui en matière doctrinale, trop exclusif en matière politique, trop maladroit en matière tactique, il a rebuté ses meilleurs compagnons d'armes et ses plus sérieux compagnons ·de route, même Alfred Rosmer, pour ne s'entourer que d'approbateurs indéfectibles, parmi lesquels mouchards et assassins aux ordres de Staline ont eu bientôt raison de sa parole et de sa plume éloquentes et solitaires. On ne lit guère, on ne relira sans doute pas ses vaines leçons de révolution permanente, à ne pas confondre avec ses travaux de biographe et de mémorialiste. On lit et on relira longtemps avec une rare satisfaction intellectuelle et morale les écrits de Simone Weil, sobres, denses, d'une rtgueur exemplaire et souvent d'une lucidité exceptionnelle. B. S.

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