Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

138 alla à la salle de bains, prit le revolver, ordonna à Natalie de laver les taches de sang. Peu après arrivèrent Vorochilov et Molotov, puis Enoukidzé, plus ou moins saouls et abrutis. Ils restèrent auprès de Staline jusqu'à l'aube. (Il faut lire dans le livre ce récit trop résumé ici ; il rend un son de véracité certaine.) Dans la matinée, Enoukidzé, dégrisé, vint chapitrer Natalie : « Vous êtes, semble-t-il, seule témoin de la tragédie. Les enfants n'ont rien entendu ? ... Bien. Il faut, Natacha, que nul ne sache rien à ce sujet. Que Vassia [Vassili, fils de Staline] et Svetlana pensent que leur mère est morte de mort naturelle. » Il insista sur la nécessité du secret, sur la responsabilité de Natalie à cet égard. Après quoi, tous deux s'occupèrent du corps. Ils rendirent au visage meurtri un aspect norn1al avec de la crème et de la poudre, peignèrent la chevelure de façon à couvrir la blessure. Deux heures plus tard Enoukidzé revint et dit à Natalie qu'elle devait avoir besoin de repos et de soins en un lieu tranquille pour deux ou trois jours ; il la fit partir pour le monastère de Souzdal. Jamais plus elle ne revit Moscou. Enoukidzé lui accorda encore quelques visites, qui s'espacèrent. Il lui promit une maison et une large pension, à sa sortie. Puis il ne revint plus. Des années passèrent. Elle sut qu'Enoukidzé, à son tour, était tombé en disgrâce. Elle perdit tout espoir. Deux mois après cette conversation à l'hôpital de la prison, Elisabeth Lermolo fut transférée dans un autre isolateur politique. Dans le fourgon cellulaire, un prisonnier s'assit auprès d'elle : c'était Abel Enoukidzé, accusé de toutes sortes de crimes, lui confia-t-il, y compris l'assassinat de Kirov. Il lui donna à entendre qu'en réalité, c'était Staline qui avait donné l'ordre de liquider Kirov. De terribles souffrances physiques et morales attendaient Elisabeth Lermolo à l'isolateur de VerkhniéOuralsk, où la moitié des détenus périrent de traitements abominables en quelques semaines. Elle entendit Beloborodov, l'ex-commissaire du peuple à l'Intérieur, hurler sous la torture. Elle eut comme voisin de cellule Alexandre Chliapnikov, fidèle compagnon de Lénine et leader de l' « Opposition ouvrière », très âgé, devenu presque complètement sourd, et si faible qu'il pouvait à peine se soulever de la planche sur laquelle on l'avait étendu : il ne resta pas longtemps là, son corps se raidit, bientôt se refroidit, et il cessa de vivre. Un autre voisin de cellule, Krylenko, l'ex-procureur général et accusateur public, exhala l'indignation doulouBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL reuse de tous en annonçant. cette mort. La lecture de ces horreurs ·est à peine soutenable. Transférée .~nsuite à l'isolateur de Iaroslav, Elisabeth Lermolo y fit connaissance avec une communiste invétérée, Lisa Semionova, qui avait travaillé pour Staline pendant dix-sept ans au Kremlin. Elle savait beaucoup de choses, notamment sur la vie privée du patron. Rosa Kaganovitch n'était plus en faveur, supplantée par une certaine Marina Raskova, aviatrice en renom. Enoukidzé avait été exécuté sans autre forme de procès. Enfin Semionova parlait aussi de Nadièjda Allilouieva dont elle vit le corps dans un cercueil : les cheveux peignés de façon à couvrir le front, une partie du visage dissi- - mulée par des fleurs. Elle était présente quand les parents de Nadièjda arrivèrent, elle vit les enfants amenés pour contempler une dernière fois leur mère. Enoukidzé avait fait part à Staline du ferme désir de la famille Allilouiev que leur fille ne soit pas incinérée, qu'elle soit inhumée dans un cimetière de Moscou. Staline hésita, puis finit par consentir. Les assistants échangèrent leurs adieux, les enfants furent emmenés, on cloua le cercueil. Les obsèques mal organisées donnèrent lieu à des désordres mineurs sur le parcours du Kremlin au cimetière. Mais il faut lire le tout dans le livre, dont on a extrait ici en le résumant, avec un minimum de contexte, presque tout ce qui a trait au meurtre de Nadièjda Allilouieva, la mère de Svetlana. Trotski, quand il apprit l'assassinat d'Abel Enoukidzé par Staline, écrivit dans son Bulle- .tin : « Caïn a tué Abel. » De même, à propos du meurtre d'Allilouieva dont le prénom, Nadièjda, signifie Espérance, est-on tenté de dire que Staline avait tué toute espérance des peuples soviétisés en un avenir meilleur. En 1932, la collectivisation forcée des campagnes battait son plein dans le sang et les larmes; provoquant une famine désastreuse. En 1934, l'assassinat de Kirov, machiné par Staline, donna le signal de tueries et de persécutions effroyables. En 1936 commença la série des« procès en sorcellerie » qui servit à déshonorer et exterminer les plus proches compagnons de Lénine, les principaux cadres du Parti et de l'Etat, le's élites de la société prétendument « socialiste ». En 1939, Staline conclut avec Hitler le pacte cynique qui plongea l'Europe et le monde dans une guerre atroce et inexpiable : il en sortit glorieux, juché sur cinquante millions de cadavres. B. S.

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