Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

revue lzistoriqueet critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - MAI-JUIN 1967 B. SOUV ARINE ........... . B. S. . .................... . JACQUES DE KADT ...... . VoL XI, N° 3 La fille de Staline Le meurtre de Nadièjda Allilooieva Chez Simone Weil : rupture avec Trotski . ANNIVERSAIRE LUCIEN LAURAT .........• Le «Capital», 1867-1967 DOCUMENTS Le « J'accuse » de Soljénitsyne DÉBATS ET RECHERCHES K. PAPAIOANNOU ...•...• Marx et la politique internationale L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE KEITH BUSH .•••••........ Le nouveau plan quinquennal en U.R.S.S. BORIS SCHWARZ ..••..•.. Vicissitudes de la musique soviétique QUELQUES LIVRES Comptes rendus par MICHEL CoLLINET et LUCIEN LAURAT L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Les deux guerres du Vietnam - Coexistence pacifique Les nazis soviéto-anbes contre IsraR INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL SEPT.-OCT. 1966 B. Souvarine La France entre /'Est et l'Ouest Bogdan Raditsa Le titisme à /'épreuve M. N. Roy Michel Borodine en Amérique (1919) Peter Gosztony le général Maleter G. C. Alroy Les radicaux après la révolution de 1848 Yves Lévy Libertés formelles, libertés réelles Basile Kerblay La planification soviétique Documents De Gaulle et le communisme JAN.-FÉV. 1967 B. Souvarine Un « Temps des Troubles» en Chine John Dos Passos La « nouvelle gauche » en Amérique Joaquin Maurin Sur le communisme en Espagne Richard Pipes Pierre Struve et la révolution russe Lucien Laurat Libéralisme et « libéralisation » E. Delimars Le « héros positif» en U.R.S.S. Chalmers Johnson L'armée dans la société chinoise Yves Lévy Charisme et chaos NOV.-DÉC. 1966 B. Souvarine La troisième guerre mondiale Léon Emery Le communisme et la culture Thomas Molnar De l'utopie et des utopistes S. Voronitsyne Le conflit de la science et du « diamat » Claude Harmel Planification,·_:démocratie,despotisme Chronique De l'Oural à l'Atlantique L'Observatoire des deux Mondes Contre-révolution culturelle en Chine Tables des volumes I à X MARS-AVRIL 1967 B. Souvarine Cinquante ans après · David Anine 1917 : de Février à Octobre Jacques de Kadt Chez Trotski : controverse et déception Sidney Hook Le deuxième avènement de Marx N. Valentinov Le « marxisme » soviétique Karl A. Wittfogel Lin Piao et les « gardes rouges » G. Krotkov Confession d'un juif soviétique 'Documents Lénine contre Mao Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F Biblfoteca Gino Bianco

kCOMi.ii MAI-JUIN 1987 VOL. XI, N° 3 B. Souvarine ........ . B. S. . ............. . Jacques de Kadt .... . Anniversaire SOMMAIRE LA FILLE DE STALINE ................. . LE MEURTRE DE NADIÈJDA ALLILOUIEVA. CHEZ SIMONE WEIL : RUPTURE AVEC TROTSKI ........................... . Page 133 135 139 Lucien Laurat . . . . . . . . LE « CAPITAL», 1867-1967 . . . . . . . . . . . . . . 146 Documents LE «J'ACCUSE» DE SOLJÉNITSYNE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 Débats et recherches K. Papaioannou . . . . . . MARX ET LA POLITIQUE INTERNATIONALE 157 L'Expérience communiste Keith Bush ......... . Boris Schwarz Quelques livres LE NOUVEAU PLAN QUINQUENNAL EN U.R.S.S............................. . VICISSITUDES DE LA MUSIQUE SOVIÉTIQUE 168 173 Michel Collinet. . . . . . . L'USINE ET L'HOMME, de GEORGES DOUART. . . . 186 Lucien Laurat . . . . . . . . L'ECONOMIA MONDIALE E L'/MPERIAL/SMO, de N. 1. BUCHARIN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 L'Observatoire des deux Mondes LES DEUX GUERRES DU VIETNAM. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190 «COEXISTENCE PACIFIQUE»............................................... 191 LES NAZIS SOVll:TO-ARABES CONTRE ISRA~L . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192 · Livres reçus Biblioteca.Gino Bianco

DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Culture esthétique et monde moderne Les Chansons de Victor Hugo Villeurbanne, Les Cahiers libres, 240, cours Emile-Zola. Raymond Aron : Les Étapes de la pensée sociologique Paris. Librairie Gallimard. 1967. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. /. - Des origines à la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolution française T. Ill. - De la Révolution française au milieu du X/Xe siècle Paris, Presses universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévjsme ~VOLUTION ET VARIATIONS DU. MARXISME-L~NINISME ' Paris, Le Livre contemporain. 1957. Kostas Papaioannou : Hegel PR~SENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, ~ditions Seghers. 1962. Les Marxistes : Marx et Engels. La social-démocratie. Le communisme. Paris, ~ditions J'ai lu. 1965.' Hegel LA RAISON DANS L'HISTOIRE Paris, Union générale d'éditions. 1965 . .BJbltoteca Gino Bian·co '\

revue ltistorÏIJUe t critique Jes /aitJ et JeJ iJées Mai-Juin 1967 Vol. XI, N° 3 LA ·FILLE DE STALINE par B. Souvarine Un homme libre qui refuse de s'incliner devant la force n'aura d'autre refuge en Europe que le pont d'un navire faisant voile pour l'Amérique. ALEXANDRE HERZEN. L E CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE du régime soviétique issu de la révolution d'Octobre ne sera pas commémoré exactement selon les desseins des parvenus de ce régime dégénéré en absolutisme obscurantiste. Il se pourrait que quelqu'un troublât la fête. En octobre doit paraître, en effet, un livre russe hors série qui n'aura pas été soumis au Glavlit, la ·censure communiste, et dont la seule annonce crée visiblement à Moscou un malaise dans les hautes sphères. ·Mais pourquoi ? L'auteur, homo sovieticus par excellence, offre toutes garanties d'origine, de sincérité, de probité, de sérieux et particulièrement de compétence en une matière qui est sa vie même. L'auteur est née pour ainsi dire au Kremlin, elle y a passé sa première enfance, elle a vécu dans le voisinage de cette forteresse sacrée, et au plus intime de la meilleure société soviétique. Fille et petite-fille de bolchéviks éprouvés de longue date, préservée avec soin de toute influence nocive, dans le giron du Komsomol et ensuite du Parti, élevée strictement dans les dogmes du « marxismeléninisme », nourrie exclusivement de prose et de poésie « prolétariennes », l'auteur est un pur produit de cet ordre nouveau dont le jubilé approche. De quoi s'inquiètent alors à ce propos les hommes de Moscou qui font trembler le monde? C'est que le livre en question sera publié sans l'imprimatur du Parti et d'abord, circonstance aggravante, aux Etats-Unis d'Amérique. Et que l'auteur prénommée Svetlana, portant le nom de sa mère Allilouieva, n'est autre que la Biblioteca Gino Bianco fille de Staline. « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable », dit le poète. La fille de Staline a choisi la liberté. Elle jouissait pourtant de conditions privilégiées dans cette unique « société sans classes ». Or elle suffoquait au sein de la glorieuse « patrie du socialisme ». Comme des milliers et des millions d'êtres humains évadés de leur pays natal pour se soustraire à une oppression dégradante, elle a faussé compagnie à ses gardiens pleins de sollicitude. Il a fallu pour cela des circonstances extraordinaires au plein sens du terme, un_ enchaînement très révélateur de causes et d'effets qui répand une vive lumière sur les réalités du communisme, du régime soviétique et même du monde soi-disant libre dont le « camp du socialisme » dénonce l'animadversion et l'impérialisme. Pour qu'une mère qui chérit ses deux enfants comme une mère peut les chérir s'en arrache dans les conditions si spéciales que c~tte séparation-là implique, il a fallu des raisons irrésistibles. On les saura par son livre. En attendant, on sait déjà des choses intéressantes. Svetlana avait six ou sept ans quand sa mère Nadièjda est morte, victime de Staline, quelles qu'aient été les formes de cette tragédie puisque la version officielle est évidemment fausse. Elle ignore donc la vérité sur cette mort, car il est douteux que de rares initiés aient eu envie de l'en instruire plus tard. De rigoureuses précautions policières ont privé Svetlana de tout témoignage, de toute confidence, et sans doute ne faut-il pas attendre d'elle la moindre « révélation » à cet égard, du moins on le présume. Mais il s'avère que dans l'ordre matrimonial, elle a douloureusement souffert de plusieurs expériences qui en disent long sur le socialisme à la Staline. Une première fois, Svetlana a voulu se marier avec l'homme qu'elle aimait et Staline Je

134 lui a interdit, a fait emprisonner, puis expédier au bagne en Sibérie le malheureux, coupable d'être aimé par la fille de Staline. Motif : il était juif. On voit que le socialisme à la Staline n'est qu'une variante du socialisme à la Hitler ou « national-socialisme », ce que nous av9ns souvent démontré ici même. La deuxième fois, Svetlana a pu se marier sans que son père s'y , . . . oppose categor1quement, mais sur ce n:iar1age terminé par un divorce, les versions se contredisent et pour l'heure mieux vaut se taire de- . vant le mur de la ·vie privée. De même pour le second mariage et le second divorce. Le troisième mariage, qui n'en sera pas un légalement, regarde sous un certain aspect l'opinion publi~ que : Svetlana entend convoler avec un communiste hindou, mais le Parti refuse l'autorisation, il défend d'épouser un communiste étranger. Là encore l'infamie de ce régime nationalsocialiste sans Staline s'étale au grand jour. Un parti qui se dénomme encore communiste et se réclame du marxisme-léninisme interdit à une communiste de se marier avec un communiste. L'Occident pourri appelle cela un « nouvel humanisme » et prétend que tout a changé pour le mieux depuis la mort de Staline. Svetlana et son compagnon hindou, un nommé Brijesh Singh, sensiblement plus âgé qu'elle, vivent donc malgré eux en union libre. Ce communiste, fils de rajah, n'est pas précisément un prolétaire, et son idéalisme n'a Sans ·doute pas grand-chose de commun avec le stalinisme. Lui et Svetlana, elle enfin heureuse, travaillent dans un centre d'éditions communistes où s'emploie leur excellente connaissance de la langue anglaise. Mais en 1966, Singh tombe gravement malade et, le Parti lui ayant refusé la permission de retourner dans son village, toujours en vertu du « nouvel humanisme », Singh trépasse à Moscou en octobre. Il importe alors que les cendres de ce communiste, de ce « marxiste », soient jetées conformément au rite dans les eaux sacrées du Gange, nonobstant le matérialisme historique. Les autorités soviétiques ne vont pas s'aliéner le parti communiste de l'Inde en s'opposant au transfert des cendres : Svetlana est autorisée à porter l'urne funéraire à la famille Singh qui habite Kalakandar, village situé au bord du Gange. Ni les autorités, ni Svetl~na, n'envisagent l'imprévisible. Or j à Kalakandar, il arrive ce que nul- n'a prévu : Svetlana respire. Dans ce lieu agreste et paisible, parmi des gens simples et doux, des paysans, des artisans, loin du Parti, de ses congrès, de ses thèses, de ses déclarations, de sa logomachie, de ses mots d'ordre, de sa· discipline, de ·sès cruelles sottises, Svetlana respire. Elle respire comme elle n'aBfblioteca Gino Bianco . . LE CONTRAT SOCIAL vait pas respiré depuis son âge de raison. Et une nécessité se fait sentir en elle, une résolution instinctive s'impose à elle, impérative : ne plus rentrer, rester pour toujours dans ce village de l'Inde. Elle ne peut pas croire qu'elle ne reverra plus son fils et sa fille. Elle a une vocation, elle veut s'exprimer, elle veut écrire. Déjà son autobiographie, rédigée en cachette, a passé la frontière. Elle fait part de son intention à ses proches qui l'hébergent, la noble famille du défunt, très accointée avec le gouvernement de Delhi (un Singh est même ·ministre). Stupeur et écœurement : les dirigeants hindous lui conseillent de rentrer en Russie, font pression sur elle. L'Orient pourri ne veut pas déplaire aux nazis soviétiques et n'accorde pas l'hospitalité à une fugitive innocente. On saura désormais ce que vaut Mme Gandhi, ce que valent son parti, sa politique, son éthique. D'autre part, les mouchards et les sbires de !'U.R.S.S. qui opèrent en Inde et ailleurs comme en pays conquis tracassent et harcèlent Svetlana pour qu'elle réintègre d'urgence la « prison des peuples ». Elle est contrainte de loger •à Delhi dans un hôtel soviético-policier. Le 6 mars, à la faveur de circonstances fortuites, elle suit son inspiration et prend un ta~ pour .se rendre à l'ambassade des Etats-Unis où elle demande protection et un visa pour l'Amérique. Sa démarche, dit le. New York Times du 11 mars, « cause une consternation considérable au State Department et à la Maison-Blanche ». Tout de même, le bon sens et un reste de morale finissent par prévaloir, Svetlana obtient la possibilité de partir pour Rome, de là pour la Suisse. Au XIXe siècle Herzen et Bakounine, au début du xxe siècle Plékhanov et Lénine, ainsi que des centaines d'autres révolutionnaires, trouvaient normalement refuge en Occident sans que cela posât aux hommes d'Etat d'an- .goissant.s· problèmes. Le « progrès » a tout changé : politiciens stupides, diplomates ignares et journalistes méprisables de l'Occident pourri rivalisent d'ineptie et de bassesse pour contester le droit d'asile afin de complaire au despotisme oriental. Il paraît que la présence de Svetlana aux Etats-Unis altérerait les relations entre les deux « grandes puissances », relations auparavant excellentes, les meilleures du monde. Mais contre vent d'est et marée noire, une faible femme au nom de h1mière a - éclairé l'impuissance des puissances et pris pied sur une terre relativement libre. Elle y mangera « le pain amer de l'exil », mais pourra témoigner sans haine et sans crainte. . B. Souv ARINE.

LE MEURTRE DE NADIÈJDA ALLILOUIEVA 1 ES CRIMESDE STALINEdéfient toute tentative de compte rendu adéquat, tant par le nombre incalculable des victimes que par l'horreur des moyens employés pour contraindre les peuples de l'Union soviétique à se prosterner devant leur despote. Il peut donc paraître vain de s'arrêter à l'un des meurtres commis par Staline entre des millions d'autres, comme si l'ampleur de la statistique devait effacer le souvenir des cas particuliers. Pourtant on ne saurait s'empêcher d'accorder une attention spéciale à tel ou tel épisode propre à éclairer les esprits ou les consciences mieux que les données anonymes. Il faudra donc revenir sur certains assassinats perpétrés par Staline sur ses compagnons les plus proches, Kirov et Ordjonikidzé entre autres, et Abel Enoukidzé. Il faut s'efforcer dès maintenant d'exposer la tragédie au cours de laquelle Staline a sauvagement tué sa femme, Nadièjda Serguéievna Allilouieva, la mère de cette Svetlana qui a récemment « choisi la liberté » en fuyant son pays de cauchemar pour se réfugier d'abord en Inde, puis aux EtatsUnis d'Amérique. Cela date de 1932 et, depuis trente-cinq ans, des discussions oiseuses ont eu lieu par intermittences pour conclure soit au suicide, soit à l'assassinat de l'épouse de Staline, mère de deux enfants. Or dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'un meurtre, car si Staline a acculé sa femme au suicide, c'est d'un meurtre qu'il s'agit, d'une forme aussi criminelle que n'importe quelle autre. Un suicide n'atténuerait en rien la culpabilité du meurtrier. Reste à savoir ce qui s'est passé au Kremlin dans la nuit du 8 novembre 1932 après un festin chez les Vorochilov, à l'occasion du quinzième anniversaire de la révolution bolchéviste. Biblioteca Gino Bianco Passant outre à toutes les « rumeurs » sans fondement, donc dénuées d'intérêt, sans indication de sources ou sans vraisemblance, que la presse de bas étage se complaît à enrichir de détails visiblement forgés de toutes pièces, on ne peut faire état que d'une seule version offrant des traits d'authenticité, permettant des recoupements convaincants, celle d'Elisabeth Lermolo dans son livre : Face of a Victim, publié chez Harper à New York en 19 55 et sur lequel une conspiration du silence a été savamment ourdie par les communistes et leurs innombrables complices déguisés en libéraux, pacifistes, progressistes, pseudo-humanitaires de toutes sortes. Ce livre se présente sous la caution morale d'Alexandra Tolstoï et avec la recommandation d'Eugène Lyons, l'un des plus qualifiés commentateurs des affaires soviétiques. A ce double titre, il mérite créance, mais de plus il· contient de telles précisions, fourmille de telles indications inédites correspondant bien à des matières connues ou vérifiables d'autre part, que l'on ne saurait récuser un témoignage aussi extraordinaire, à moins d'aligner des réfutations de fait vraiment probantes. Il y a mieux : l'auteur, femme d'un officier de l'ancienne armée russe, était absolument ignorante en politique quand, après l'assassinat de Kirov en 1934, elle fut happée par la monstrueuse machine à broyer des innocents que Staline avait mise en marche, puis jetée de prison en prison et d'un « isolateur » à l'autre pendant huit années interminables qui firent d'elle une rescapée exceptionnelle. Ce qu'elle a vu et entendu, les lieux qu'elle décrit, les noms qu'elle écrit, les confidences qu'elle rapporte, elle n'a pas pu les inventer, même si parfois sa mémoire défaille ou déforme un peu sur certains points des connaissances qui lui

136 étaient auparavant étrangères. Jusqu'à preuve du contraire, donc, la bonne foi du martyr (au sens originel du terme grec : témoin) n'est guère contestable, en attendant que d'autres matériaux historiques voient le jour. * * * ELISABETHLERMOLOe,n prison à Léningrad, se trouva co-détenue avec la sœur de Nicolaïev, l'assassin de Kirov. Cette femme, communiste endurcie, mariée au tchékiste Rogatchev, lui raconta son affaire. Après la mort mystérieuse de Nadièjda Allilouieva, le père de celle-ci, le vieux bolchévik Serge Allilouiev, très éprouvé, chercha à percer le secret et demanda à son ami Rogatchev de l'y aider. Ils apprirent qu'une jeune fille prénommée· Natalie, placée auprès d'Allilouieva pour lui tenir compagnie et la servir, avait disparu, expédiée au monastère de Souzdal. Rogatchev tenta de la joindre mais, en route, il fut rappelé à Moscou, transféré à Léningrad où, en 1934, il reçut l'ordre étrange de préparer le meurtre d'un membre du Politburo ; s'il tentait de s'y soustraire, il serait enterré vivant dans « l'isolateur sans nom » pour avoir essayé d'élucider les circonstances de la mort d' Allilouieva. Pris dans cette alternative, Rogatchev préféra le suicide. Cette Katia Rogatcheva avait beaucoup à raconter, tant sur l'assassinat de Kirov que sur les événements où elle fut mêlée ou spectatrice. A l'isolateur de Tchéliabinsk, en Sibérie, questionnée de nouveau par ses compagnes d'infortune sur la mort d'Allilouieva, elle parla des absurdités colportées à ce sujet dans les rangs du Parti et révéla qu'une directive d'en haut avait prescrit de « dénoncer au N.K.V.D. les gens qui persistaient à poser des questions sur la mort d'Allilouieva ». Il s'ensuivit des centaines de lettres anonymes envoyées au Comité régional du Parti, assailli d'interrogations indiscrètes : « Quel sombre secret gardez-vous ?... Qui a tué Allilouieva ? ... Avez-vous peur de dire la vérité ? » Une autre .prisonnière, Iadviga Bogoutskaïa, communiste de longue date, parla des bruits qui circulaient sur la fin d'Allilouieva à Elisabeth Lermolo qui remarqua : « Ce qui m'étonne, c'est que le N.K.V.D. soit encore intéressé par ces rumeurs. Depuis mon arrestation, j'ai dû être interrogée au moins une douzaine de fois à propos d'Allilouieva. » Bogoutskaïa répondit : « Ils m'ont questionnée aussi à son sujet », ajoutant : « Peut-être qu'il n'y a pas de fumée sans feu. >) _ BjbHotecaGino Biarico .... LE CONTRAT SOCIAL Ramenée ultérieurement à Léningrad et soumise à de nouveaux interrogatoires, Elisabeth Lermolo subit le chantage infâme d'un tchékiste qui lui dit : « Vous devez avoir entendu des histoires fantastiques sur la mort d'Allilouieva, sur la mort de la femme de· Boudionny. N'est-ce pas ? » Dénégations de la malheureuse inculpée, à · qui Katia Rogatcheva, également transférée dans la même prison, dira bientôt que le tchékiste en question l'accusait aussi de « répandre des mensonges sur la mort d 'Allilouieva ». Il apparaissait décidément que la tragédie intime du Kremlin devenait une véritable obsession des tchékistes acharnés, par ordre supérieur, à trouver des gens coupables de divulguer des on-dit, des rumeurs, des suppositions de toutes sortes. Tant et si bien que tout , le monde en jasait dans le Parti, et surtout parmi les pitoyables hôtes des bagnes et des isolateurs. Dans le wagon-prison qui l' emportait de nouveau vers une destination inconnue, Elisabeth Lermolo fit connaissance avec une certaine Sophia Nikitina qui émit une hypothèse -: « Nous allons probablement à l'isolateur de Souzdal. J'y étais, il y a quelques mois... C'est le lieu de détention des gens ayant eu des liens quelconques avec le Kremlin. Longtemps la servante d'Allilouieva a été enfermée - là. » A Souzdal, en effet, au bout de quelque temps, Elisabeth Lermolo atteinte de dysenterie est mise en cellule « sanitaire » qu'elle partage avec une autre malade nommée Natalie Trouchina. Les deux femmes sympathisent, · échangent des confidences, et voici ce que la narratrice va apprendre et nous apprendre. * * * NATALIETROUCHINAfi,lle unique d'un petit fonctionnaire à Pétrograd, devint orphe~ · line alors qu'elle faisait ses études unjversitaires. Recueillie par une famille voisine, précisément celle des Allilouiev 1 , elle s'y occupa du ménage et, quand la plus jeune des filles Allilouiev, Nadièjda, employée au secrétariat de Lénine, dut partir en 1918 pour Moscou où _allait se fixer le gouvernement, les parents, décidés à ne pas quitter Pétrograd, n'y consen- , 1. Sergueï Iakovlevitch Allilouiev (1866-1945), ouvrier social-démocrate, membre du parti depuis 1896, militant actif à Tiflis, puis à Saint-Pétersbourg. Rallié à la tendance bolchéviste du parti. En 1917, c'est chez lui que Lénine se cacha, après la tentative d'insurrection avortée en juillet. Homme de confiance du Parti par excellence, son sort ne fut pas enviable après la mort de sa fille Nadièjda, épouse de Staline. Un petit livre de lui, Le Chemin parcoutu, parut en 1946, dftment expurgé par la censure, et disparut bientôt de la circulation. Il a été réédité après la mort de Staline, en 1956, mais ne contient rien de révélateur sur son gendre.

B. SOUVARINE tirent qu'à condition que Natalie l'accompagne et la chaperonne. En 1919, toutes deux emménagèrent au Kremlin. Nadièjda travaillait au service du courrier chez Lénine, s'initiant inévitablement aux intrigues du Parti (déjà les relations s'altéraient entre Trotski et Staline). Un jour, elle fut envoyée comme messagère à Tsaritsyne où Staline, commissaire politique, lui fit bientôt des avances. De retour à Moscou, il la courtisa assidûment et, en 1920, arriva à ses fins. Cela eut lieu chez Abel Enoukidzé au cours d'une nuit de bombance où le vin de Kakhétie apporté du Caucase par Lominadzé avait coulé en abondance. Selon la narratrice, le couple ne vécut pas en harmonie, les conjoints étant très dissemblables d'âge et de goûts, Staline exclusivement absorbé dans la politique, Nadièjda tournée vers les arts ; elle se sentait prisonnière au Kremlin et ne fut pas heureuse. Un temps, elle collabora à la revue Révolution et Culture. Pour échapper à l'atmosphère étouffante du Kremlin, elle entra à l'Académie industrielle, se montra bonne étudiante, mais ne put passer les examens. En 1927, défiant Staline, elle aurait signé la « déclaration des 121 » ( texte de l'opposition) ainsi que N. Kroupskaïa et Marie Oulianova (la femme et la sœur de Lénine), suscitant une violente querelle domestique. Staline s'emporta, tempêta, menaça, et intimida les trois femmes qui retirèrent leurs signatures. Les rapports de Nadièjda avec sa brute de mari n'en devinrent évidemment pas meilleurs. Le froid s'accentua entre eux et les courtisans s'évertuèrent à chercher pour Staline une diversion féminine. Enoukidzé crut réussir en introduisant au Kremlin une gracieuse komsomolka, Zoïa Nikitina, qui, paraît-il, méditait (à l'insu d'Enoukidzé) de tuer Staline. Cet épisode imprévu coûta la vie à des centaines de jeunes communistes. (Par nécessité d'abréger, on simplifie nécessairement ici le récit d'Elisabeth Lermolo, c'est-à-dire de Natalie Trouchina.) D'autre part, une autre jolie fille entrait en scène au Kremlin, sous les traits de Rosa Kaganovitch, sœur du sinistre Lazare Kaganovitch chez qui Staline se mit à faire de fréquentes visites à la Pinède argentée (Serebriany bor, localité résidentielle aux environs de Moscou). Nadièjda s'en affectait en silence, ne demandant à son mari qu'un minimum de discrétion pour n'être pas bafouée en public. Telle était la situation en 1932, lors du quinzième anniversaire de la révolution soviétique. Le deuxième jour de la commémoration, les Vorochilov donnèrent dans leur appartement du Kremlin un iblioteca Gino Bianco 137 grand dîner auquel prirent part les principaux dirigeants avec leurs épouses, donc Staline et Nadièjda aussi, y compris les Kaganovitch avec Rosa, la favorite. Natalie Trouchina ne sait pas comment les choses se sont passées au festin des Vorochilov. Mais à 1 heure du matin, dit-elle, la sonnette retentit chez Staline (où elle gardait les enfants) et elle s'empressa d'ouvrir. C'était Nadièjda, très troublée, avec Vorochilov qui avait l'air embarrassé. Nadièjda lui souhaita bonne nuit, il prit congé. Elle était en proie à une violente émotion, dit qu'elle n'en pouvait plus, et eut une crise de nerfs. De ses paroles entrecoupées, retenons seulement : « Ma seule perspective est la mort. Je serai empoisonnée ou tuée dans un accident préarrangé. Où puis-je aller ? Que puis-je faire ? » Natalie essaya de la calmer, mais peu après Nadièjda s'évanouit dans la salle de bains. Natalie inquiète eut alors la malencontreuse idée d'appeler Staline chez Vorochilov, et il vint effaré, très excité. Une âpre querelle éclata entre les époux, elle lui reprochant amèrement de la blesser, de l'humilier en public, et lui, répondant par une tirade, l'accusant d'avoir perdu toute ardeur révolutionnaire, de s'être transformée en petite bourgeoise indigne de rester la compagne du chef de la révolution inondiale. Après de péjoratives allusions à Rosa Kaganovitch, elle ne craignit pas de le déprécier comme « chef » et comme révolutionnaire, de le traiter d'usurpateur, de maudire les « purges » sanglantes, les « liquidations » sommaires... Alors Staline se rua sur elle. Natalie entendit un coup, une chute, un râle. Elle ouvrit la porte, vit Staline cogner sauvagement sur sa femme en proférant des injures grossières. Nadièjda criait. Staline partit en coup de vent. Nadièjda gisait sur le sol, sans plus respirer, une large plaie à la tempe. Sur le carreau, un revolver ensanglanté. Staline avait frappé avec la crosse de son arme. Natalie porta Nadièjda sur son lit : le cœur avait cessé de battre. Elle se hâta vers le téléphone pour appeler un médecin. A ce moment parut Poskrebychev 2 qui lui interdit de téléphoner. Il 2. A. N. Poskrebychev (1891-1964 ou 65), d'abord membre, puis chef du secrétariat particulier de Staline. exécuteur des basses œuvres de son mattre, homme à tout faire, surtout les pires besognes restées pour la plupart occultes, mais dont certaines ont été révélées par la suite, notamment au sujet du suicide volontaire-obligotoire de Sergo OrdJonikidzé. Membre du Comité central du Pnrti nommé au XIX• Congrès en 1952. Deux fois décoré do l'ordre de Lénine pour sa participation nux crimes de Staline et pour ses activités Inavouables dans ln police secrète. •Elu•• c'est-à-dire nommé par ordre supérieur. nu so,riet de Moscou en février 1953. Disparu de ln clrculn1ion après la mort:dc Staltne et décédé en 1964 ou 65, date imprécise.

138 alla à la salle de bains, prit le revolver, ordonna à Natalie de laver les taches de sang. Peu après arrivèrent Vorochilov et Molotov, puis Enoukidzé, plus ou moins saouls et abrutis. Ils restèrent auprès de Staline jusqu'à l'aube. (Il faut lire dans le livre ce récit trop résumé ici ; il rend un son de véracité certaine.) Dans la matinée, Enoukidzé, dégrisé, vint chapitrer Natalie : « Vous êtes, semble-t-il, seule témoin de la tragédie. Les enfants n'ont rien entendu ? ... Bien. Il faut, Natacha, que nul ne sache rien à ce sujet. Que Vassia [Vassili, fils de Staline] et Svetlana pensent que leur mère est morte de mort naturelle. » Il insista sur la nécessité du secret, sur la responsabilité de Natalie à cet égard. Après quoi, tous deux s'occupèrent du corps. Ils rendirent au visage meurtri un aspect norn1al avec de la crème et de la poudre, peignèrent la chevelure de façon à couvrir la blessure. Deux heures plus tard Enoukidzé revint et dit à Natalie qu'elle devait avoir besoin de repos et de soins en un lieu tranquille pour deux ou trois jours ; il la fit partir pour le monastère de Souzdal. Jamais plus elle ne revit Moscou. Enoukidzé lui accorda encore quelques visites, qui s'espacèrent. Il lui promit une maison et une large pension, à sa sortie. Puis il ne revint plus. Des années passèrent. Elle sut qu'Enoukidzé, à son tour, était tombé en disgrâce. Elle perdit tout espoir. Deux mois après cette conversation à l'hôpital de la prison, Elisabeth Lermolo fut transférée dans un autre isolateur politique. Dans le fourgon cellulaire, un prisonnier s'assit auprès d'elle : c'était Abel Enoukidzé, accusé de toutes sortes de crimes, lui confia-t-il, y compris l'assassinat de Kirov. Il lui donna à entendre qu'en réalité, c'était Staline qui avait donné l'ordre de liquider Kirov. De terribles souffrances physiques et morales attendaient Elisabeth Lermolo à l'isolateur de VerkhniéOuralsk, où la moitié des détenus périrent de traitements abominables en quelques semaines. Elle entendit Beloborodov, l'ex-commissaire du peuple à l'Intérieur, hurler sous la torture. Elle eut comme voisin de cellule Alexandre Chliapnikov, fidèle compagnon de Lénine et leader de l' « Opposition ouvrière », très âgé, devenu presque complètement sourd, et si faible qu'il pouvait à peine se soulever de la planche sur laquelle on l'avait étendu : il ne resta pas longtemps là, son corps se raidit, bientôt se refroidit, et il cessa de vivre. Un autre voisin de cellule, Krylenko, l'ex-procureur général et accusateur public, exhala l'indignation doulouBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL reuse de tous en annonçant. cette mort. La lecture de ces horreurs ·est à peine soutenable. Transférée .~nsuite à l'isolateur de Iaroslav, Elisabeth Lermolo y fit connaissance avec une communiste invétérée, Lisa Semionova, qui avait travaillé pour Staline pendant dix-sept ans au Kremlin. Elle savait beaucoup de choses, notamment sur la vie privée du patron. Rosa Kaganovitch n'était plus en faveur, supplantée par une certaine Marina Raskova, aviatrice en renom. Enoukidzé avait été exécuté sans autre forme de procès. Enfin Semionova parlait aussi de Nadièjda Allilouieva dont elle vit le corps dans un cercueil : les cheveux peignés de façon à couvrir le front, une partie du visage dissi- - mulée par des fleurs. Elle était présente quand les parents de Nadièjda arrivèrent, elle vit les enfants amenés pour contempler une dernière fois leur mère. Enoukidzé avait fait part à Staline du ferme désir de la famille Allilouiev que leur fille ne soit pas incinérée, qu'elle soit inhumée dans un cimetière de Moscou. Staline hésita, puis finit par consentir. Les assistants échangèrent leurs adieux, les enfants furent emmenés, on cloua le cercueil. Les obsèques mal organisées donnèrent lieu à des désordres mineurs sur le parcours du Kremlin au cimetière. Mais il faut lire le tout dans le livre, dont on a extrait ici en le résumant, avec un minimum de contexte, presque tout ce qui a trait au meurtre de Nadièjda Allilouieva, la mère de Svetlana. Trotski, quand il apprit l'assassinat d'Abel Enoukidzé par Staline, écrivit dans son Bulle- .tin : « Caïn a tué Abel. » De même, à propos du meurtre d'Allilouieva dont le prénom, Nadièjda, signifie Espérance, est-on tenté de dire que Staline avait tué toute espérance des peuples soviétisés en un avenir meilleur. En 1932, la collectivisation forcée des campagnes battait son plein dans le sang et les larmes; provoquant une famine désastreuse. En 1934, l'assassinat de Kirov, machiné par Staline, donna le signal de tueries et de persécutions effroyables. En 1936 commença la série des« procès en sorcellerie » qui servit à déshonorer et exterminer les plus proches compagnons de Lénine, les principaux cadres du Parti et de l'Etat, le's élites de la société prétendument « socialiste ». En 1939, Staline conclut avec Hitler le pacte cynique qui plongea l'Europe et le monde dans une guerre atroce et inexpiable : il en sortit glorieux, juché sur cinquante millions de cadavres. B. S.

CHEZ SIMONE WEIL • • RUPTURE AVEC TROTSKI par Jacques de Kadt LE RAPPROCHEMENTde ces deux noms, Simone Weil et Léon Trotski, exige une explication. Il la faut simple et claire pour dissiper la confusion trop répandue par le verbiage insipide du journalisme touche-à-tout qui a obscurci et embrouillé la question des rapports entre Simone Weil et le communisme. Seuls des ignorants et des snobs (ils sont légion dans la presse) peuvent confondre le communisme de Marx avec celui de Staline et croire que l'adhésion au communisme ne va pas sans possession de la carte d'un parti devenu l'instrument servile du pire Etat despotique et policier. A la vérité Simone Weil devint communiste à l'époque où le parti communiste avait déjà cessé de l'être. D'abord membre du syndicat des instituteurs, elle entra par cette voie e.n rapports avec une revue << syndicaliste-communiste &, la Révolution prolétarienne, avant de rallier le petit << Cercle communiste démocratique» (ci-devant << Cercle Marx-Lénine>>) qui publiait un Bulletin communiste intermittent, puis la Critique sociale. Cela se passait en 1932, alors que les hommes pour lesquels elle ressentit estime et solidarité, puis sentiments d'amitié profonde, étaient tous hors du << Parti >>domestiqué qui trahissait ses origines et reniait sa raison d'être. Simone Weil a donc été intelligemment marxi1te et communiste, c'est-à-dire critique et • révisionniste J>, comme le prouvent ses articles du moment dans l'Ecole émancipée et dans deux des revues précitées, juste le temps de mQrir très vite et d'approfondir ses idées, puis de les dépasser tant par l'étude et la réflexion qu'à la lumière de l'expérience allemande d'alors .de tout ce qu'elle assimilait pour motiver sa règle de vie. (Lire ou relire, dans notre n ° 4 de 1957, l'article de Simone Pétrement : « La critique du marxisme chez Simone Weil », à défaut du recueil : Oppression et liberté, Paris 1955.) En 1932, Simone Weil passa ses vacances en Allemagne, sac au dos à la façon des W andervogeln, fréquenta la jeunesse et les travailleurs qu'elle aimait, assista à la trahison pseudoBiblioteca Gino Bianco communiste qui favorisait les nazis par hostilité envers la social-démocratie, prédit l'avènement de Hitler et le pacte de celui-ci avec Staline, pressentit l'approche de la guerre européenne. Parfaitement clairvoyante devant la version stalinienne du communisme, elle remarquait déjà que Trotski ne différait pas beaucoup de Staline en s'obstinant à définir le régime soviétique comme un Etat prolétarien affligé de déformations bureaucratiques. Elle lui opposait une réfutation magistrale, en écrivant entre autres : << Descartes disait qu'une horloge détraquée n'est pas une exception aux lois de l'horloge, mais un mécanisme différent obéissant à ses lois propres; de même il faut considérer le régime stalinien non comme un Etat ouvrier détraqué, mais comme un mécanisme social différent, défini par les rouages qui le composent et fonctionnant conformément à la nature de ces rouages>> (cf. Oppression et liberté, p. 15). Trotski s'avéra incapable de comprendre. ne trouvant à répondre que par une polémique mesquine et des sarcasmes sans portée. Cela n'empêchait pas Simone de s'évertuer à lui faire entendre raison, ni de rester humainement solidaire d'un << camarade >>proscrit, persécuté, dont elle espérait encore qu'il n'avait pas dit son dernier mot. Au Cercle communiste démocratique, elle avait connu incidemment un hurluberlu (ce Molinier mentionné par J. de Kadt dans son papier de notre dernier numéro, « Chez Trotski ») qui l'alerta en lui assurant que Léon Sédov, fils de Trotski, était en grand danger à Berlin et avait besoin d'aide urgente. Pendant son séjour en Allemagne, elle prit rendez-vous avec ce jeune homme très sympathique et le trouva bien tranquille dans un café, fort surpris d' apprendre que son sort inspirât la moindre inquiétude. Il profita de l'occasion pour confier une valise pleine de papiers à Simone qui, après une halte à Hambourg, la trimbala jusqu'à Paris où elle resta (la valise) plus d'un an rue Auguste Comte, chez la famille Weil. ,

140 Quand Sédov vint en France, quelque temps après, il s'enquit auprès de Simone d'un endroit paisible pour écrire (il collaborait, naturellement, au Bulletin de ['Opposition russe, sous le pseudonyme de N. Markine, et il s'occupait d'éditer les écrits de son père). Le docteur Bernard Weil, qui avait été médecin-major pendant la guerre, s'adressa à l'abbé Langlois, son ancien infirmier, devenu bibliothécaire de l' Institut catholique, rue d' Assas, et l'abbé ser- . viable autorisa le jeune Sédov à travailler dans cette bibliothèque, sans savoir de qui ni de quoi il s'agissait. Un beau jour Sédov demanda à Simone la permission de tenir une réunion rue Auguste Comte. Elle ne savait refuser l'hospitalité à personne et ses parents ne savaient rien lui refuser. C'est ainsi que Trotski et sa femme, Nathalie Sédov, vinrent habiter chez les Weil pendant deux ou trois jours, avec deux gardes du corps armés, dans l'appartement principal (la réunion dont parle J. de Kad t se tint dans une dépendance mansardée, à 'l'étage au-dessus, desservi par l'escalier de service). Là, rue Auguste Comte, le comportement égocentriste de Trotski, sur une échelle très réduite, illustra drôlement l'inconsistance de ses vues historico-dogmatiques. Se voyant au centre de la chronique universelle, alors que personne dans la rue ne faisait attention à lui, il prenait maintes précautions superflues, mais de nature à susciter la curiosité des indifférents, en même temps qu'il accueillait d'autre part les séides de Staline dans son cercle intime. Bien qu'il eût aisément modifié l'aspect de sa physionomie pour n'être pas reconnu, il mobilisait des gardes du corps astreints à rester en éveil la nuit sans rime ni raison. A force d'allées et venues inutiles, les conspirateurs firent remarquer leur présence insolite par tous les habitants de l'immeuble. Trotski voulut profiter de l'occasion pour voir un film d'Eisenstein au cinéma de la r~e Jules Chaplain. Au retour, après minuit, la petite troupe composée de cinq personnes (les trois Trotski et les deux gardes du corps) s'entassa dans l'ascenseur de l'escalier de service et l'appareil trop lourdement chargé s'arrêta en panne entre deux étages, ·de quoi faire subodorer aussitôt une machination du Guépéou dans cet incident technique. Il s'ensuivit en pleine nuit un invraisemblable remue-ména.ge qui réveilla toute la maisonnée, réalisant le comble dans l'art de passer inaperçu. Il eftt été trop simple de se conduire comme tout le monde. Quant à la réunion, le récit de J. de Kadt se suffit à lui-même. En privé, Trotski eut avec Simone des discussions orageuses. Alors que Nathalie Sédov et madame Weil se tenaient au salon, elles entendirent le bruit d'une vive altercation dans la chambre de Simone. Il était question de Cronstadt... Nathalie dit à madame Weil : << Voyez-vous cette jeune fille qui tient tête à Trotski l >>En quittant la pièce, BibliotecaGino Bian·co LE CONTRAT SOCIAL Trotski asséna à Simone cet argument-massue : << Vous faites partie de l' Armée du Salutl » Simone, imperturbable, n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu. Quand il prit congé, Trotski eut ce mot significatif à l'adresse de ses hôtes : « Vous pourrez dire que c'est chez vous qu'a été fondée la quatrième Internationale!·>> Il n'y avait pas de quoi se vanter, et les parents de Simone en riaient de bon cœur longtemps après, en racontant l'histoire. Mais le mot est significatif en tant qu' expression de l'illusion et de la présomption d'un homme qui, motu proprio, se prenait'· pour l'interprète attitré des saintes Ecritures du marxisme mais qui, en contradiction absolue avec Marx, ne tenait aucun compte du _<< mouvement réel >>des classes laborieuses, et qui par surcroit renouvelait l'erreur fatale de Lénine inventant une troisième Internationale incapable de lui survivre, comme s'il était (lui, Trotski) prédestiné à en créer de toutes pièces une quatrième en des circonstances encore plus contraires au << mouvement réel >>que la fois précédente, et au mépris des réalités les plus tangibles comme des arguments les moins contestables. Dans toute discussion avec un interlocuteur de bonne foi, il croyait avoir réponse à tout en traitant son contradicteur de << petit bourgeois >>et en lui déniant la qualité de marxiste. En quel nom et à quel titre, on ne l'a jamais su, ni pourquoi tout se ramènerait à << être ou ne pas etre >>marxiste, ni par quel décret d'en haut Trotski se trouverait seul dépositaire autorisé d'un marxisme prétendument irréfutable. Il en oubliait simplement l' ci: b c authentique du marxisme en général, il n'étalait que son propre marxisme primaire en :·particulier, tout en se montrant impuissant à suivre une démonstration pertinente pour la réfuter autrement qu'avec des épithètes mesquines ou des qualificatifs sonores, d'intention blessante. Imbu d'une certaine virtuosité verbale, grisé de sa rhétorique facile, prenant des poses mal à propos sur la scène de l'histoire en l'absence de tout public, il a confirmé en tant que théoricien et politique le jugement que Lénine portait sur lui au temps jadis : << Tout ce qui brill~ n'est pas or. >>Trop sûr de lui en matière doctrinale, trop exclusif en matière politique, trop maladroit en matière tactique, il a rebuté ses meilleurs compagnons d'armes et ses plus sérieux compagnons ·de route, même Alfred Rosmer, pour ne s'entourer que d'approbateurs indéfectibles, parmi lesquels mouchards et assassins aux ordres de Staline ont eu bientôt raison de sa parole et de sa plume éloquentes et solitaires. On ne lit guère, on ne relira sans doute pas ses vaines leçons de révolution permanente, à ne pas confondre avec ses travaux de biographe et de mémorialiste. On lit et on relira longtemps avec une rare satisfaction intellectuelle et morale les écrits de Simone Weil, sobres, denses, d'une rtgueur exemplaire et souvent d'une lucidité exceptionnelle. B. S.

J. DE KADT ON NE SAIT qui eut l'idée d'organiser, pour la soirée de la Saint-Sylvestre 1933, une réunion des représentants des petits partis d'extrême gauche ay~t des contacts mutuels et aussi avec les trotskistes. Mais ce dont il me souvient, c'est que la date me parut particulièrement mal choisie. En effet, ce jour-là se passe en général dans une atmosphère peu habituelle, tant à Paris que dans les hôtels et les moyens de transport. Mais peut-être fut-ce justement pour cette raison que les organisateurs jugèrent bon de tenir alors ladite réunion, pensant qu'au cours d'une telle soirée, la visite d'un certain nombre de personnes dans un immeuble distingué passerait plus facilement inaperçue. Quoi qu'il en fût nous avions, au secrétariat de l'O.S.P. (parti socialiste indépendant hollandais), été avisés qu'une réunion de grande importance aurait lieu pour décider si notre collaboration devrait être continuée et, si oui, ce qu'elle signifierait pour l'avenir. Nous avions également appris que les trotskistes attachaient à ce rendez-vous une telle signification qu'ils se proposaient d'envoyer une très forte représentation. Des instructions très précises nous seraient données lorsque nous nous trouverions, à une certaine heure, dans un café quelque part au Quartier latin. Arrivé à l'heure indiquée, je vis tout de suite Henk Sneevliet, dégustant une tasse de café. Mais comme il ne me fit aucun signe d'invitation à le rejoindre, je m'assis à une autre table pour attendre. Quelques minutes plus tard, une dame âgée entra et s'assit près de Sneevliet. En regardant par-dessus mon journal, je vis qu'ils entraient d'emblée en conversation intime, sur un ton chuchotant. Cette dame, je l'avais reconnue, était la femme de Trotski. Au bout de quelque temps, Sneevliet se leva, fit semblant de m'apercevoir à l'instant, me serra chaleureusement la main comme on doit le faire lorsqu'on rencontre par hasard une vieille connaissance, puis m'invita à le suivre quand il quitterait le café. · Lorsque je l'eus rattrapé - car le suivre m'ennuyait - je lui demandai où nous allions. Affichant toujours un air mystérieux, il sembla hésiter, mais sur mon insistance, il finit par dire que nous allions chez le nr Weil, à quelques pas de là. En chemin, nous rencontrâmes quelques émigrés allemands, leaders du S.A.P. (parti ouvrier socialiste), petite fraction dissidente du grand parti social-démocrate, et qui faisait partie des groupes collaborant ensemble. Biblioteca Gino Bianco 141 Parmi eux, une de mes vieilles connaissances, Jakob Walcher, l'un des fondateurs du Spartakus Bund de Rosa Luxembourg, plus tard membre de la direction du parti communiste allemand, et enfin exclu en même temps que Brandler, Thalheimer et d'autres personnalités en vue. Il avait ensuite formé un petit groupe d'opposants communistes, le K.P.O. (parti com- .muniste d'opposition), qu'il dirigea pendant plusieurs années, et qui, à Paris, estima que tous les groupes communistes de gauche devraient collaborer ensemble, ce qui lui fit prendre le chemin du S.A.P. Il devait réintégrer, en 194 5, le communisme allemand et, à moins que l'annonce de sa mort m'ait échappé, il doit se trouver encore à la direction du S.E.D. d'Ulbricht. Ouvrier métallurgiste à l'origine, c'était un homme doux et cordial, ayant le sens de l'humour, et il fut de ces quelques militants allemands avec qui j'eus, quand j'étais communiste, des contacts personnels. Moins mystérieux que Sneevliet, il me raconta tout de suite que le Dr Weil ne faisait pas partie de nos groupements, qu'il était membre de la S.F.I.O.*, mais toujours disposé à aider les émigrés politiques à Paris. Il savait qu'il s'agissait d'un rendez-vous important - Trotski devait venir lui-même de Barbizon - et il avait mis son appartement à la disposition des participants. Avais-je déjà lu quelque chose de Simone, la fille du Dr Weil ? Je dis que oui, mais sur le moment cela me parut moins important que la venue de Trotski. « Quelle est, de fait, l'importance de cette réunion ? » demandai-je à Walcher. J'ajoutai qu'à ma connaissance la précédente conférence de Paris, qui réunit des partis et groupements indépendants, avait été un échec, du moins au point de vue de Trotski. Car personne, au cours de cette conférence, très fréquentée mais incroyablement mal organisée, n'avait accepté les conceptions trotskistes, abstraction faite de l'adoption, non sans réserve, de quelques dogmes prônés par Trotski-Gourov, et qu'adoptèrent finalement le S.A.P., le parti de Sneevliet et l'O.S.P. Mais en ce qui concerne ce dernier parti, nous attachions évidemment plus de valeur à une collaboration avec le parti ouvrier norvégien, l'Independent Labour Party britannique et le Bund polonais (organisation socialiste juive antisioniste) qu'avec les trotskistes. Certes, dit Walcher, puisque l'O.S.P. avait fait échouer, et surtout par mon action personnelle, la fusion de • Renseignement Inexact de Walcher : Je Dr Bernard Weil ne se mêlait d'aucune politique. Il accédait simplement aux désirs de sa flJlc Simone pour accorder l'hospitalité à ceux qu'elle voulait aider. - N.d.l.R.

142 ·notre parti avec celui de Sneevliet. Je le ne niai pas, tout en estimant qu'à cette époque, la vie de l'O.S.P. n'avait plus d'influence dans le pays, encore moins que le parti de Sneevliet, fort d'un siège à la Chambre. Mais je n'étais, en aucun cas, disposé à chercher du côté des trotskistes l'influence perdue, car cela nous eût éloignés des ouvriers moyens appartenant au S.D.A.P. (parti ouvrier social-démocrate) ou à sa droite. Et si notre politique devait être à gauche, elle devrait, en tout cas, être à l'opposé de tout communisme à la russe. · Oui,. dit Walcher, il avait entendu parler de cela, car on lui avait dit que j'avais donné un article dans la publication « scientifique » de Sneevliet, la Lutte des classes, où j'avais· écrit que tous les communistes russes, y compris Trotski et Lénine, étaient avant tout des communistes nationaux. Pour illustrer cette affirmation, j'avais rappelé le cas de Zinoviev· qui, selon Lénine et Trotski, avait totalement failli à sa tâche lors de la révolution è:l'Octobre, mais qui fut néanmoins nommé par Lénine président de l'Internationale communiste : un déchet communiste était donc jugé encore assez bon pour diriger le communisme mondial. Cette remarque, dit Walcher, avait excité la colère de Trotski, ainsi que mes doutes sur la · théorie de la lutte des classes. Aussi Trotski devait-il bientôt régler mon compte. Quant à Walcher lui-même, il pouvait, dans une certaine mesure, approuver mes remarques concernant le nationalisme des Russes : il en avait tant vu en Allemagne... Mais ce que je pensais de la lutte des classes ? C'était vraiment trop ... MAIS nous arrivions à la maison où habitait la famille du Dr Weil. Un ascenseur, puis un autre, un escalier, et nous voilà dans un appartement mansardé, entièrement mis à notre disposition'. L'obscurité y régnait déjà, mais par la fenêtre on pouvait voir encore la silhouette du Panthéon ; demeure agréable, que -celle de la famille Weil. Mais qu'attendions-nous? Nous nous étions salués et, à part Sneevliet et moi, représentant deux petits partis hollandais, il n'y avait qu'un petit groupe d'Allemands du S.A.P., quelques Français représentant l'aile gauche, influencée par Trotski, de la Fédération socialiste parisienne, et quelques jeunes gens appartenant à l'organisation centrale du trotskisme, puis des secrétaires de Trotski. L'Independent Labour BibHotecaGino ., ' 1anco LE CONTRAT SOCIAL Party qui, en vertu de ses conceptions libérales, était généralement présent partout, n'avait envoyé personne. Nous attendions donc « un camarade de marque », comme le dit l'un des secrétaires. Chacun savait de qui il s'agissait, mais le nom ne devait pas être prononcé. Le « camarade de marque », qui vint quelques moments plus tard, s'était fait raser .le bouc et la moustache ; sa haute· crinière, plaquée sous une épaisse couche de pommade s1:1r son crâne, était partagée par une raie. Vêtu d'un costume colbert -de bonne coupe, chemise et cravate, il ne ressemblait en rien au portrait de Trotski qu'on avait de lui dans notre mémoire. Un homme quelconque, genre rentier de province, venu passer la soirée de la SaintSylvestre à Paris. Il ne perdit guère de temps en salutations ; seuls quelques vieux amis comme Sqeevliet et Walcher furent salués avec cordialité. Je reçus sa main, lui donnai la mienne, mais sans cha- · leur. Nous savions que ça n'allait plus '"du tout entre nous. Mais ce qu'il voulait ne m'était toujours pas clair, ni pourquoi il nous avait ,, . reun1s. Son exposé devait nous le faire comprendre. Nous étions tous d'accord, affirma-t-il, et c'était là le centre de son exposé, pour penser· qu'en cette période, un front commun avec la socialdémocratie était une nécessité. Seuls les stalinistes étaient toujours contre. Eux seuls proclamaient que l'avènement de Hitler au pouvoir était virtuellemebt~une victoire du communisme allemand; que Hitler se trouvait dans une position extrêmement instable et qu'on pouvait à chaque instant s'attendre à sa chute. Les « bolchévistes-léninistes », cependant, savaient que le danger restait toujours très grand et .grandissait même de jour en jour. D'où la nécessité d'un front commun. Mais nous devions bien comprendre que la social-démocratie n'était, en réalité, guère disposée à la lutte, et surtout à la mener d'une manière continue, car cela mettrait en danger l'ordre existant. Et c'était là justement le but de notre lutte, car une résistance effective à Hitler ne serait pas possible sans modifier profondément la structure de la ·société. Il était donc nécessaire de combattre sans répit l'idéologie social-démocrate, surtout pendant la période où l'on tenterait de former un front commun. Certes, la conception staliniste d'un front commun à la base, contre les leaders, était un non-sens, et l'on devait donc accepter ces derniers, tout en les combattant effectivement en

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