D. ANINE Contraint, sous la pression de la gauche après les « journées d'Avril », de démissionner du premier Gouvernement provisoire, dont il avait été le ministre des Affaires étrangères et le véritable leader, Milioukov désapprouva par la suite tous les gouvernements de coalition entre le parti cadet et les partis soviétiques modérés - socialistes-révolutionnaires (s.-r.) et menchéviks. Son Histoire est, par suite, dans une large mesure, un traité qui dénonce de manière sarcastique les « inconsistances », les « faiblesses », à la fois de la gauche modérée et des éléments indisciplinés parmi ses amis bourgeois. Son interprétation de la révolution de Février pourrait être résumée comme suit : Le vice majeur du nouveau régime, dont tous les autres découlèrent et qui le mena finalement à sa perte, résidait dans la dualité du pouvoir, anomalie politique exprimant l'existence simultanée, d'une part, du Gouvernement provisoire composé à l'origine (Kérenski excepté) de représentants des classes bourgeoises ; d'autre part, des soviets d'ouvriers et soldats qui furent, jusqu'en septembre, dominés par le bloc s.-r.-menchévik 4 • La dualité du pouvoir ne pouvait, selon Milioukov, qu'engendrer une paralysie totale du pouvoir. Le Gouvernement provisoire n'avait en vérité que très peu de pouvoir réel. Ses grandes décisions devaient être ratifiées (non pas officiellement, mais en fait) par le Comité exécutif des soviets (V tsik) qui, en tant que très puissant groupe de pression de la gauche, n'était disposé à soutenir le gouvernement bourgeois que « dans la mesure où » le programme et l'action de ce dernier satisfaisaient la démocratie révolutionnaire. Par suite de cette dépendance, il advint ceci : dans les deux premiers mois après la révolution (marsavril), « ce fut un gouvernement bourgeois qui tenta de mettre en œuvre une politique socialiste ». Non seulement le gouvernement impuissant dut tolérer l'ingérence des soviets, mais encore il fut contraint de capituler sur la question des buts de guerre de la Russie, point capital aux yeux de Milioukov. Avec la démission de Milioukov et de Goutchkov, les deux représentants les plus 4. Nous employons ici la terminologie conventionnelle et quelque peu fallacieuse de la période révolutionnaire. Le parti conatitutlonnel-démocrate Jcadet) est ainsi considéré comme celui des classes possé antes ou bourgeol1e1 : en fait, une formation libérale dont les dirigeants étalent des intellectuels (principalement des professeurs) et dont les adhérents, recrutés surtout parmi les classes moyennea et les professions libérales, comprenaient également des propriétaires fonciers, des dirigeants des zematvo et du indu1triel1. La • démocratie révolullonnalre • était 1ynonyme de 10clal11tes modérés, c'est-à-dire du bloc s.-r.- menchévik qui dominait alor1 dan• le• aovletl. Biblioteca Gino Bianco 71 puissants et les plus obstinés des classes possédantes, commence la deuxième période au cours de laquelle, suivant l'expression quelque peu paradoxale de Milioukov, « les socialistes défendirent une révolution bourgeoise .contre des assauts socialistes ». Pendant cette deuxième période (mai-juin), qui se termine en juillet avec la première tentative des bolchéviks pour s'emparer du pouvoir, les socialistes modérés, dans un gouvernement de coalition avec la 'bourgeoisie libérale, poursuivirent essentiellement, quoique avec des résultats moins tangibles, affirme Milioukov, la politique du gouvernement précédent. L'échec de l'offensive militaire de juin et l'inaction du pouvoir à l'intérieur discréditèrent les socialistes modérés, d'une part, et renforcèrent les maximalistes (c'est-à-dire les bolchéviks et les s.-r. de gauche), d'autre part. En résumant cette situation des plus précaires dans sa fameuse formule : « Kornilov ou Lénine? », Milioukov optait naturellement pour les « forces de 1'ordre » incarnées par le général. Selon lui, Kornilov p'ayant pas réussi à s'emparer du pouvoir, Lénine devenait logiquement le candidat presque inévitable pour prendre les affaires en main. Les libéraux (de l'espèce Milioukov) étant mis à l'écart, les socialistes modérés discrédités, la droite et les généraux ayant montré leur faiblesse, restait un parti, le parti bolchéviste, dont le chef avait:, dès le 1er juin, proclamé au rr Congrès des soviets sa volonté de prendre le pouvoir et, au besoin, de le prendre seul... Ailleurs dans son Histoire, Milioukov caractérisait à l'emporte-pièce les « trois phases » de la révolution de Février : la première, écrivait-il, personnifiée par le prince Lvov, avait été de « l'inaction inconsciente » ; la seconde, incarnée en Tsérételi, de l'inaction fondée sur la ,persuasion ; enfin la troisième, personnifiée par Kérenski, de l'inaction dissimulée sous la phraséologie 5 • Dans ses écrits ultérieurs, son ardeur polémique une fois apaisée, Milioukov, apportant des retouches importantes à son schéma primitif, semble avoir compris combien ses idées et ses choix avaient été stériles. Il dut admettre que, tout en ayant joué le rôle d'accoucheuse de la révolution de Février, la guerre avait aussi préparé les événements d'Octobre en raison de l'incapacité du régime démocratique à la terminer. Aveu de grande portée, si l'on se souvient que seule la victoire et la réalisation 5. Mtlloukov : Iatorlla ... , vol. I et II.
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