DOCUMENTS monar~hie dans ces deux pays, quelle colossale différence ! En résumé, je vous le dis, l'expérience semble prouver que chaque groupement humain s'achemine vers le socialisme par ses voies particulières. C'est ainsi, par exemple, que chez les Lettons, bien que ceux-ci aient naguère fait partie de l'Empire des tsars, la J évolution ne suit pas exactement la même marche que chez nous. Une grande vérité apparaît éclatante : le vieux monde ne pourra plus longtemps exister. La situation économique engendrée par la guerre va inexorablement précipiter son effondrement. Tout ce qu'on a pu dire, tout ce qu'on peut dire contre l'Etatpatron n'a rien empêché et n'a point retardé une évolution qui se fait d'elle-même. Pour remédier aux imperfections que des critiques, d'ailleurs impuissants, attribuent à l'Etatpatron, il faudra créer, imaginer de nouveaux moyens de contrôle et de coercition. Mais quant à essayer d'empêcher l'Etat de devenir le patron, il n'y a rien à tenter dans ce sens. L'inévitable s'accomplit et il s'accomplira' pour ainsi dire par son propre poids. Dites tout ce que vous voudrez, par exemple contre les tartes à la crème, cela n'empêchera pas que leur goût savoureux n'ait besoin d'aucune démonstration, car suivant le proverbe anglais [M. Lénine cite un proverbe que je ne connais pas] : « La meilleure preuve que les tartes à la crème sont bonnes, c'est que tout le monde les mange *... » Tous les peuples mangent et mangeront, de plus en plus, la tarte socialiste... D'ailleurs, proféra le Réformateur d'une voix lente dont l'accent avait soudainement changé, si nous vivons encore un peu ... nous verrons des choses formidables, des choses auprès desquelles tout ce que nous avons vu jusqu'à présent n'aura été qu'un jeu d'enfant. L'inévitable s'accomplira. L'œil du pape bolchéviste flamboyait; le véritable Lénine venait de se montrer; le loup avait laissé • Lénine avait séjourné à Londres et connaissait évidemment le dicton anglais : The prao( of the pudding is in the eating, qu'il traduit en français approximatif. Le plus étonnant est que L. Naudeau ignorât un lieu commun au&1i répandu. - N.d.l.R. Biblioteca Gino Bianco 111 apparaître sa terrible mâchoire soudainement surgie à travers la peau d'agneau qui l'avait dissimulée un instant. Et cette dernière phrase nous révélait toute la tactique de l'homme redoutable en présence duquel je me trouvais. A tout prix prolonger l'existence d'une Russie communiste et (suivant son expression personnelle si fréquemment répétée), pour y parvenir, lavirovatt, louvoyer, au besoin ruser, ronronner, faire patte de velours aux puissances étrangères; adopter même l'ancien jeu turc : c'est-à-dire opposer les uns aux autres les intérêts des grandes nations. Sacrifier, en cas de nécessité extrême, des tronçons de l'ancien Empire afin de protéger contre toute intrusion l'admirable oasis où doit être maintenue, dans toute sa pureté, la doctrine sacrée exprimée par les décrets de M. Lénine. Ce modèle exemplaire des sociétés nouvelles doit être conservé pour être le sanctuaire de la justice. Qu'importe à M. Lénine que, dans ce sanctuaire, des millions de créatures meurent de faim et qu'on n'y voie que spoliations et carnages ! Tout cela est transitoire. M. Lénine ne vit pas dans le présent ; il rêve du monde nouveau dont il aura été l'apôtre et le précurseur. La caractéristique de cet homme qui vient de me parler si tranquillement, comme un ingénieur exposant, en des termes de vulgarisation, une affaire technique est, décidément, d'avoir une prodigieuse confiance dans ses propres opinions, dans ses propres desseins. Aussi, pour les réaliser, on peut tout faire, tout simuler, tout oser, tout détruire. L'ancienne morale n'est qu'un leurre. M. Lénine me considéra à la dérobée et, comme je ne lui avais fait aucune objection et que j'avais constamment dodeliné de la tête, il pensa probablement que je n'étais pas un criminel tout à fait aussi endurci qu'il se l'était d'abord imaginé ; aussi voulut-il m'adresser un mot qui me concernât personnellement : - Vous êtes sans doute venu en Russie il y a quelques mois ? me demanda-t-il avec un aimable intérêt. - Plus, beaucoup plus! me bornai-je à répondre. Que pouvais-je dire? Je possédais la preuve que M. Lénine, si occupé qu'il se fût toujours trouvé, était depuis longtemps au courant de ma présence en Russie et que rien de ce qui concernait mon incarcération et mon étrange libération conditionnelle ne lui était inconnu. Seulement, il jugeait plus convenable d'ignorer officiellement ce que j'avais dû subir ; il s'informait courtoisement de moi comme de quelque étranger de passage envers lequel on veut être poli. Il me regardait avec une parfaite innocence et il me serra fort cordialement la main avec la plus charmante hypocrisie, songeant sans doute que, lorsque l'on feint, il ne saurait y avoir de limite à la feinte. LUDOVIC NAUDEAU.
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