88 provenait de la Hollande - produits alimentaires, articles de ménage - avait été très apprécié à cause de l'excellente qualité. Il était de très bonne humeur. Cependant, lorsqu'il en vint à énumérer les visites qu'il ·avait déjà reçues depuis le début de son séjour à SaintPalais, je lui demandai s'il avait eu celle de Souvarine et son humeur brusquement s'assombrit. Non, ses relations avec Souvarine étaient rompues depuis longtemps. Souvarine lui avait envoyé, quelque temps après son arrivée à Prinkipo, des lettres assez critiques. Trotski l'avait alors incité à lui exposer ses vues, pour savoir exactement .ce que Souvarine pensait en matière politique. Une lettre très épaisse était alors arrivée qui, dit Trotski, lui rappelait l'histoire d'un homme dont on attend impatiemment le testament : on ouvre une petite caisse en bois, on y trouve une cassette en fer, dans laquelle se trouve une boîte en plomb d'où l'on extirpe finalement une enveloppe scellée qui ne contient qu'une feuille de papier avec une signature. Je trouvai l'histoire amusante, mais ne pus approuver la ·comparaison, sachant que Souvarine dont je connaissais l'intelligence et admirais la maîtrise dans l'art de formuler ses idées n'était sûrement pas homme à n'avoir rien à dire. J'exprimai donc mon étonnement, disant qu'il me semblait inconcevable qu'un aussi bon styliste que Souvarine ait pu envoyer une telle missive*. Trotski dut avouer que Souvarine était un excellent publiciste, mais ajouta que par la suite il (Trotski) s'était rendu compte qu'il (Souvarine) n'était que cela, qu'il n'avait pas d'idées à lui, qu'a1 fond il n'était pas marxiste ... * ** LE THÈME de la conversation qui s'ensuivit dans le bureau de Trotski fut de savoir qui était marxiste et qui · ne l'était pas. Pour le faire parler, j'avançai que le marxisme avait besoin d'une « révision », ajoutant que chaque « révisionnisme » ne devait pas nécessairement ressembler au réformisme d'Edouard Bernstein, et qu'à mon avis, Lénine lui-même avait été « révisionniste », affirmation que Trotski contesta formellement. D'où une discussion assez stérile sur la différence entre un révisionniste ou un novateur et celui qui élargit les idées mais en conserve l'esprit. Lui, . * Le texte entier de cette lettre a paru récemment, amsi que quatre lettres et une réponse de Trotski dans le recueil Contributions d l'histoire du Comintern publié à Genève par l'Institut universitaire des Hautes Etudes internation~es (Librairie Droz, 1965) .. Cela permet de juger sur pièces. - N.d.l.R. Biblioteca Gino Bianco ' . LE CONTRAT ·soCIAL . Trotski, rejetait totalement la révision du marxisme dans le sens d'un pragmatisme tel que Max Eastman, vers 1926, l'avait formulé. Ainsi Max ·Eastman non plus ne comprenait _ rien à l'ABC du marxisme... Nous étions maintenant arrivés à un point dangereux, car le seul moyen de continuer la conversation sur ce sujet eût été de dire que Max Eastman comprenait le marxismê mieux . que Trotski. Et j'aurais pu développer encore cette pensée, puisqu'une lecture attentive de · l'autobiographie de Trotski, Ma vie, m'avait déjà convaincu qu'il n'avait pénétré le marxisme que d'une façon très superficielle, choisis- - sant çà et là .ce qui pouvait lui être utile. Certes, je n'avais aucune objection là-contre · ' . ' c est Justement cette façon pragmatique d'aborder le marxisme, et la politique en général, que je_considérais comme juste. Et j'admirais la manière avec laquelle Trotski, surtout dans le passé, avait su jeter une nouvelle lumière sur certaines situations et certains problèmes. Mais ce qui me choquait, c'était d'entendre dire que, seule, sa façon personnelle de voir fût du vrai marxisme, toute autre étant qualifiée de sousmarxisme et de trahison. Mais si j'avais expri- - mé de telles pensées, ma rupture avec Trotski eût été .totale, et je n'étais pas venu vers lui pour un tel résultat. Je me bornai donc à quelques objections qui, pour autant qu'il · - m'écoutât - il s"écoutait surtout lui-même et croyait avoir donné, une fois de plus, un exposé clair, suffisant à convaincre des hommes intelligents et énergiques, - ne lui firent aucune impression ; il pensa peut-être que l'homme qui se trouvait devant lui était assez amorphe et passablement têtu. De mon côté, ce qu'il pensait de moi m'était indifférent. Mon opinion était faite, c'était un dogmatiste invétéré..et j'avais hâte de le quitter pour rentrer chez moi. Cependant, on n'en était pas encore là. Car la discussion de midi ~tal)t terminée, le déjeuner fut servi et consommé en présence du secrétariat au complet. Je dis bien « consommé » et non « dégusté », car l'éthique révolutionnaire voulait que les repas fussent sobres et peu appétissants. · · Il ne me reste rien des conversations que · nou~ e?mes à table. Je. connaissais déjà les secreta1res de Trotski, du moins leur type. Nous les avions vus en Hollande comme invités du parti de Sneevliet, ou quand ils rendaient visite au secrétariat de l'O.S.P. Ils étaient dévoués corps et âme à Trotski, jurant
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==