Le Contrat Social - anno XI - n. 2 - mar.-apr. 1967

J. DE KADT sujet de l'avant-garde et de son caractère révolutionnaire. Nous n'étions pas d'accord, mais nous parlâmes, en tout cas, comµie si nous tendions au même but. Nous nous bornâmes alors à ne traiter que des thèses, pour savoir si elles étaient justes. Je fis ensuite une tentative pour savoir s'il croyait à la possibilité, par une politique de socialisme extrémiste, de mettre en mouvement les peuples de l'Europe libre dans une action antihitlérienne assez forte pour provoquer la chute de Hitler. Son réalisme et sa perspicacité furent assez à la hauteur des circonstances pour qu'il doutât d'une telle éventualité. Mais il refusa d'en tirer la conclusion qui s'imposait, à savoir que seut un front commun, non seulement avec la social-démocratie, mais aussi avec toutes les forces antihitlériennes hors de la classe ouvrière, aurait dû être le sens de notre politique. Non, disait-il, l'union de la classe ouvrière avec la Russie de Staline, avec « l'Etat prolétarien », ferait tomber Hitler. C'est vers ce but que nous devions orienter nos efforts, bien qu'il existât peu de chances que les ouvriers européens prissent en main la politique de leur pays et qu'il fût improbable que la Russie de Staline préférât une alliance avec l'avant-garde ouvrière européenne· à une alliance avec les gouvernements réels des pays européens. Trotski entendait persévérer vers ce but marxiste-léniniste, car si l'on tendait vers d'autres buts apparemment plus réalistes, on n'obtiendrait rien du tout. Bref il se prononça pour un programme d'impossibilisme. Mais comme j'appartenais moi-même à un parti impossibiliste, je ne pus attaquer ce principe, car c'eût été l'aveu que je croyais de moins en moins en mon propre parti, chose difficile à dire ~n dehors de ce parti. Je repris donc mon argumentation selon laquelle les thèses s'avéreraient inacceptables pour la majeure partie des groupes appelés à participer à la conférence de Paris. Mais c'est ce que Trotski semblait justement espérer. Il lui paraissait souhaitable que le parti ouvrier norvégien, le plus important dans son pays et le seul vraiment majeur parmi nos groupes, soit mis à la porte, parce qu'il n'était pas vraiment « révolutionnaire ». Ce parti avait pendant plusieurs années appartenu à l'Internationale communiste, mais dès 1923 il en était sorti, car il ne pouvait admettre l'immixtion continuelle des Russes dans ses affaires. Trotski, l'un des chefs de l'Internationale communiste à cette époque, ne pouvait le souffrir, et singulièrement son leader vériBiblioteca Gino Bianco 87 table, Martin Tranmael. Ce dernier était encore en 1933 rédacteur de l'Arbeiderbladet et l'inspirateur de la politique de son parti ; il n'était pas très chaud pour souhaiter la présence de Trotski à la conférence de Paris. Nous, ceux de l'O.S.P., étions d'avis que les trotskistes devaient participer à la future conférence en tant que groupe unique et non comme ramassis de quelques poignées de trotskistes des différents pays. Ils ne formeraient donc qu'une seule délégation et ne désigneraient qu'un seul orateur sur chaque question. Trotski étant d'accord sur ce point, je pus alors renvoyer la discussion de ses thèses à la conférence de Paris. L'heure du thé, entre-temps, était venue ; nous descendîmes dans la salle de séjour qui, comme le bureau de Trotski, était meublée dans un style bric-à-brac, car les Trotski, toujours occupés de révolution, n'avaient guère le temps de se soucier du cadre où ils vivaient. Cette absence de besoins esthétiques chez Trotski, lequel écrivait pourtant régulièrement _sur la culture et les arts plastiques, avait souvent choqué Max Eastman. Mais je comprenais que Trotski, errant d'un lieu à un autre, utilisant tout son argent pour la propagande et l'organisation révolutionnaires, ne pouvait songer à l'agrément de son logis. Cependant, trouver cela digne d'admiration, comme le pensait Sneevliet, je ne le pouvais pas. Avec Nathalie Trotski, nous devions parler français ; son allemand, disait-elle, était trop défectueux. Elle avait l'air triste, assez négligée quant aux vêtements, avec une coiffure jadis en vogue dans la bourgeoisie russe et dont les cheveux commençaient à se ternir. Lorsque Trotski lui dit que nous avions eu une discus- . . , . ' s1on orageuse, mats que nous ettons a nouveau dans les meilleurs termes, elle ne fit aucun effort pour m'adresser un sourire bienveillant, comme l'avait fait Trotski auparavant. Elle écoutait attentivement chaque parole qu'il prononçait, avec une expression de souci et même d'anxiété sur son visage, que je finis par trouver à la longue sympathique. Les Trotski buvaient leur thé à la russe et trouvaient curieux que je dédaigne le lait, lui ,préférant du citron. La vieille manière russe, dit Trotski, consistait à prendre un morceau de suc:re entre les dents, puis à laisser couler le thé sur ce sucre en buvant, expérience à laquelle je ne me hasardai pas. Sans doute pour me récompenser d'avoir accepté la cérémonie du thé, Trotski me raconta que dans sa jeunesse, à la maison paternelle, tout ce qui

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==