Le Contrat Social - anno XI - n. 2 - mar.-apr. 1967

86 sa coiffure en hauteur, ses cheveux, quoique grisonnants, faisaient un peu penser à la crinière d'un lion. Puis ce front ·haut, surmonté de cette crinière, conférait à la partie supérieure de sa tête une beauté frappante qu'accentuait encore la forme dynamique de son nez. Mais je trouvai ses yeux franchement laids. Vus à travers les verres épais de ses lunettes, l'iris semblait exorbité et il s'en dégageait, de .ces petites boules bleu-grisâtres qui ne faisaient apparemment pas partie de l'œil, un aspect de mort et d'insensibilité. Alors qu'il prononçait des paroles amicales à l'adresse de mon parti, à cette expression d'amitié ne participaient ni ses yeux ni son menton, très disgracieux, ce qui me donna l'impression que sa cordialité était artificielle et fausse. Après ses compliments, nous convînmes que notre conversation aurait lieu en allemand, et qu'il me ferait lire les thèses qu'il avait écrites sous le pseudonyme de « Gourov » ( réfugié en France, il ne devait pas montrer d'activité politique) à l'intention de la conférence internationale dont j'ai déjà parlé. Il me fallait les étudier, puis donner mon avis, au bout d'une demi-heure, quand il reviendrait. Il me dit encore qu'il jugeait préférable que je passe la nuit .chez lui ; trop d'étrangers dans les hôtels de Saint-Palais, cela pourrait donner l'éveil à la police. Je dormirais dans son bureau, sur un lit de fortune qu'il ferait préparer à mon intention. A son .retour, nous causerions encore un peu, puis nous prendrions le thé avec sa femme et nous aurions encore une heure de conversation avant le dîner. Car, dit-il, le médecin ne lui permettait pas de parler plus d'une heure de suite. Il aurait à travailler encore, après le dîner, chez sa femme, en bas, laissant son .bureau à ma disposition. Il irait ensuite se coucher de bonne héure. Le lendemain, reprise de nos discussions, réparties _sur plusieurs heures, entrecoupées de pauses. Déjeuner à midi, nos entretiens devraient alors se terminer. Cependant il apprécierait fort si je voulais bien, pour lui et ses_secrétaires, faire un exposé de trois quarts d'heure environ sur la situation en Hollande, sans oublier celle de l'Indonésie. Cet exposé serait suivi d'une discussion, puis on m'accompagnerait au train de nuit pour Paris. J'avais donc toute la soirée pour me , preparer. Je demandai si cet exposé était nécessaire. En effet, Sneevliet était ve~u chez Trotski peu de temps auparavant et avait dû l'entretenir de ce sujet. Non, Sneevliet n'en avait pas eu . . Bibl'ioteca Gino Bianco 1 LE CONTRAT SOCIAL le temps ; cependant, si j'avais des objections, mais... Enfin je promis et reçus, d'une charmante secrétaire, à ·boire et à manger, ainsi que les thèses par la même occasion. * * * LORSQUETROTSKIREVINTet me demanda ce que je pensais de ses thèses, j'eus la malchance de commencer, en soupirant, . par une réflexion ·parodiant Mahler, selon qui l'essentiel de la musique se trouve derrière les notes : je dis que pour moi c'est la politique qui se trouve derrière les thèses qui importe. J'ajoutai que même au cas où l'on jugerait ces thèses acceptables, ce qui était le cas en ce qui me concerne, je ne doutais pas qu'elles ne seraient acceptées ni par les Norvégiens ni par l'Independent Labour Party, les deux principaux participants à la conférence, et ... Je ne pus aller plus loin. Trotski, élevant soudain la voix, me cria : « Votre manière d'approcher les thèses est antimarxiste et _,petite-bourgeoise ! » Cette brusque colère lui convenait mieux que tous les compliments et cordialités qu'il m'avait adressés jusque-là. Au moins, c'était sincère. Pourtant j'en fus assez gêné, car je compris qu'une discussion normale sur la situation politique du moment serait impossible sans élever la voix et sans recourir à des schémas marxistes. Aussi me serais-je levé avec plaisir en lui disant qu'il ne devrait surtout pas entretenir de relations avec des non-marxistes et petits bourgeois, et j'aurais pris le premier train pour Paris. Mais ayant fait un long voyage pour rencontrer Trotski, et ayant des obligations envers mon parti, à qui il fallait rendre compte des possibilités d'une éventuelle collaboration, . je compris mon devoir de rester et de résister à l'idée que l'on vivait, dans notre camp d'extrême gauche, dans un monde fictif, sentiment que je ressentais alors encore assez vaguement, mais qui devint certitude par la suite, pour aboutir à ma rupture avec l'O.S.P. Je commençai donc à développer mes idées _sur la méthode marxiste, louant au passage le principe de · tenir compte des possibilités · réelles. Allions-nous nous isoler de l'avantgarde déjà si minuscule formée par les groupes qui devaient se réunir à Paris ? Je me référai · donc à Lénine, à tout ce qu'il avait dit dans sa brochure contre le « gauchisme ». Mais Trotski, se référant lui aussi à Lénine, :fit état seulement de ce que Lénine avait écrit au

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