Le Contrat Social - anno XI - n. 2 - mar.-apr. 1967

D. AN/NE miers leaders peu représentatifs, s'en tinrent-ils · obstinément à la trêve des classes et à la coalition? Le gouvernement, pour citer son chef, le prince Lvov, « était investi de l'autorité de manière purement nominale » 25 • V. B. Stankevitch, commissaire principal du Grand Quartier général et l'un des ·proches collaborateurs de Kérenski, s'exprimait à cet égard de manière assez cruelle : « Le Soviet pouvait obliger le Gouvernement provisoire à démissionner par un coup de téléphone 26 • » Goutchkov, ministre de la Guerre, écrivait au commandant en chef, le général Alexéiev : « Notre gouvernement existe dans la mesure où le Soviet le perme-t 27 • » Tsérételi disait, dans une conversation avec Soukhanov : « Tout le pouvoir est pratiquement à nous. Nous pouvons obliger le gouvernement à disparaître à tout moment. Cependant, nous devons rechercher un accord avec la bourgeoisie ; sinon, la révolution est condamnée. » Inutile de dire que les dirigeants socialistes du Soviet auraient pu facilement légitimer leur pouvoir de facto en hâtant les élections à l'Assemblée constituante. Or, au lieu d'organiser tout simplement des élections, ils approuvèrent la formation d'une « commission spéciale », au mécanisme lent et compliqué, dans laquelle siégeaient des juristes distingués, avec à leur tête le professeur Kokochkine, cadet notable, qui se laissaient empêtrer dans des discussion interminables et inopportunes sur mille subtilités juridiques. Métamorphose des s.-r. ÜN s 'EXPLIQUE DIFFICILEMENT cette coalition quand on connaît la tradition politique de la Russie et, pourrait-on dire, sa tradition « morale ». En effet, avant la révolution, aucun parti socialiste n'envisageait de compromis avec la bourgeoisie. Les cadets ne considéraient pas leur parti comme une représentation des classes possédantes, mais plutôt comme un parti de l'intelligentsia, « au-dessus des classes » ; ils aspiraient avant la révolution à un gouvernement « jouissant de la confiance publique » ou encore « responsable devant la Douma ». Ils envisageaient un ministère cadet et non une combinaison avec les socialistes. Les menchéviks, pour qui la révolution devait être bourgeoise et conduite par des partis bourgeois, considéraient que leur tâche essentielle se bornerait à « organiser la pression de classe » dans l'intérêt économico-social du prolétariat. Les socialistes-révolutionnaires, héritiers du popu25. Melgounov : op. clt., p. 276. 28. Tlérétell : op. clt., vol. 1, p. 97. 27. Melgounov : op. clt., p. 103. Biblioteca Gino Bianco 77 lisme, semblaient « moralement » et « politiquement » encore moins préparés que les menchéviks à une coalition. En effet, le principe idéologique et moral des s.-r. comme des populistes était de répudier la bourgeoisie considérée en tant que classe para sitaire, artificiellement créée par i'absolutisme, ne vivant qu'aux dépens de l'Etat, condamnée à une alliance avec l'autocratie 28 • Le complexe antibourgeois des s.-r. explique leur prédilection pour le socialisme agraire, leur hostilité envers le libéralisme bourgeois et le caractère ultra-révolutionnaire de leur programme, lequel allait jusqu'à envisager, « en cas de nécessité », l'instauration d'une « dictature révolutionnaire temporaire ». Comment un tel parti, armé d'une idéologie et d'un programme aussi extrémistes, a-t-il pu devenir, lorsque la révolution eut éclaté, la cheville ouvrière d'une coalition avec la bourgeoisie « méprisée » ? Comment les menchéviks qui, pour des raisons strictement idéologiques, rejetaient la participation à un gouvernement bourgeois, devinrent-ils à l'heure de l'action les zélateurs de la politique de coali- _tion? Quand et pourquoi ces métamorphnses eurent-elles lieu à l'intérieur des deux partis de la démocratie révolutionnaire ? Trotski, toujours prompt à proposer une explication « marxiste », attribuait la métamorphose des s.-r. à l'influence d'une « nouvelle classe moyenne » composée de travailJeurs en faux-col, de petits fonctionnaires, de jeunes officiers, etc., ralliés en masse à un parti qui, « avec son amorphisme intellectuel, exprimait parfaitement leur situation sociale intermédiaire et leur horizon politique born~ » 29 • En fait, les raisons des s.-r. semblent .avoir été plus complexes. Certes, leur parti, peu nombreux dans la clandestinité et organisé de manière assez lâche, prit une grande extension immédiatement après la révolution. Suivant certaines estimations, le nombre des adhérents atteignit le chiffre astronomique d'un million. L'énorme afflux des « s.-r. de mars », ainsi que 'l'extrême popularité des s.-r. à la fois dans les villages et dans les villes (ils purent obtenir des majorités absolues même à Pétrograd et à .Moscou), posaient à la direction du parti un véritable problème 80 • Il n'y a cependant aucune 28. Victor Tchernov : Naissance de la révolution russe (en russe), Paris-Prague-New York 1934, pp. 237-39. 29. Trotski : op. clt., vol. I, p. 196. 30. A un moindre degré, des problèmes simlJnircs existaient dans d'autres partis. Les effectifs cl<-sholch~vlks. par exemple, passèrent de 23.600 en Janvier ù 200.000 <-n aoQt (cf. Leonard Shapiro : The Communi&t Party of the Souiet Union, New York 1960, pp. 170-71).

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