QUELQUES LIVRES Cela ne saurait manquer, en effet. A partir de là, on quitte le réel pour l'imagination Eugène Sue, qui fait qu'en fin de compte le commandant incapable obtient de l'avancement alors que son excellent marin de second est fusillé. Comment l'auteur en, arrive-t-il là ? C'est chose trop longue à raconter. Il suffit de savoir que la présentation des faits, leur enchaînement, font que, comme on dit, « cela tient debout ». La morale de l'histoire est probablement in- , , . carnee en un passager, personnage myster1eux, entièrement dégoûté non seulement de la société, mais de l'humanité elle-même. On peut penser que c'est là le reflet de l'âme du jeune Sue au moment où il écrit, c'est-à-dire très peu de temps après avoir été aide-chirurgien sur les vaisseaux du roi. (Adulte, Sue ne sera plus dégoûté que de la société, et de sa classe dirigeante.) Chose assez rare, on trouve dans cet écrit de jeunesse ·des traits qui seront caractéristiques de l'auteur accompli. Par exemple, l'absence de nuances : les personnages sont tout d'un bloc. Le commandant nul n'est que nullité, et le vieil officier de marine, celui qui sera fusillé pour « indiscipline », est féru de la discipline navale au point de lui sacrifier vie et honneur. (Ce dernier point explique la mise à mort finale... et fait penser à ces « procès de Moscou » où, assure-t-on, si les accusés se disaient « traîtres », c'était afin de donner ainsi à leur parti plus que la vie.) Cette manière de voir entraînera, dans les BibliotecaGino Bianco 59 écrits ultérieurs d'Eugène Sue, une division dichoton1ique de la société : tous les bons d'un côté, tous les mauvais de l'autre. Et Victor Hugo reprendra le thème avec Les Misérables le forçat Jean Valjean est beaucoup plus honnête que les bourgeois mis en scène et la prostituée, si elle est pauvre, est la plus chaste des femmes. (Il faudra la fin du siècle et Dumas fils pour étendre le principe jusqu'à la cocotte riche.) Cela a produit des vocations socialistes. Mais oui ! il en existe encore, des socialistes nés d'Eugène Sue, et leur dévouement n'a d'égale que leur intransigeance ... Autre caractéristique de notre romancier, l'art de tenir le lecteur en haleine. C'est un don que n'ont pas tous les auteurs. Flaubert est bien meilleur écrivain que Zola, mais quand on a commencé un livre de Zola, on passe sur maladresses de langue et négligences de style : on veut « aller jusqu'au bout », on veut savoir « ce qui va arriver ». De même, avec La Salamandre, on saute par-dessus des détails invraisemblables dont chacun, analysé, serait choquant : on veut « voir la suite ». C'est là exactement la qualité première du roman-feuilleton, genre dont Eugène Sue devait être le créateur avec Les Mystères de Paris et qui fit de lui; en même temps qu'un homme riche, un député socialiste. (Il semble que son manichéisme social sut s'accommoder de cette contradiction.) A côté de quoi il y a, dans cette petite Salamandre, des passages qui sont d'un écrivain de grande qualité. J. PÉRA.
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