Le Contrat Social - anno XI - n. 1 - gen.-feb. 1967

so Le chaos LA TACTIQUEdu président lui apporterat-elle la victoire ? C'est possible, mais lui-même n'en est pas assuré, et il n'a pas laissé de prévoir le cas où elle lui échapperait. Le 26 septembre dernier, son premier ministre avait laissé entendre que, s'il ne manquait que peu de voix, on pourrait séduire ce qu'il faudrait de députés pour compléter la majorité parlementaire. Ce serait là une solution classique, et qui n'est pas étrangère aux ,habitudes parlementaires. Mais il va de soi qu'il faudrait alors payer ces députés au prix fort si l'on voulait les transformer en fidèles de l'Elysée (ce qui ne serait nullement parlementaire) ou bien faire de sérieuses concessions à leurs conceptions politiques, selon la tradition marginaliste de nos précédentes républiques. Le président, lui, a là-dessus un sentiment beaucoup moins parlementaire et, pour ainsi parler, infiniment plus présidentiel : il a agité et fait agiter par ses ministres l'épouvantail de l'article 16. Les choses sont donc claires : si le président n'est pas, par les élections législatives, rétabli dans la dignité charismatique qui lui a échappé le 5 décembre il considérera que la France est retournée au chaos, et il se dévouera de nouveau pour la sauver. Que le chef de l'Etat doive lui-même envisager une hypothèse où la confusion l'autoriserait à recourir aux pouvoirs exceptionnels de l'article 16, cela démontre amplement l'inconsistance de notre régime tant vanté,· puisqu'il est incapable d'affronter sereinement une de ces consultations électorales qui sont actuellement de règle dans tous les pays lil;,res. Cela montre aussi que le chef de l'Etat surestime fort son autorité présidentielle, car si ses candidats étaient mis en minorité au mois de mars comme lui-même fut mis en minorité le 5 décembre, il est difficile de penser qu'il pourrait sans _risque abuser des pouvoirs définis par l'article 16. Il rêve d'un retour au chaos, d'un retour au 13 mai. Mais il n'est pas si aisé que cela de retrouver l'atmosphère miraculeuse des origines et de se baigner de nouveau dans les eaux où l'on est né. Le 13 mai, il n'y· ~vait pas seulement le chaos, il y avait aussi ces périls que tant de passions et tant de calculs avaient fomentés. Les périls, le général de Gaulle lui-même en a asséché la source. C'est là le grand service qu'on lui demandait de rendre au pays. Il aurait pu aller au-delà, et donner à ses compatriotes un régime stable et harmonieux. Il n'a songé qu'à régner sans partage, pendant les Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES quelques années qui lui restaient à vivre. Au lieu d'organiser sainement notre vie politique~ il a lutté et lutte encore pour détruire en France toute vie politique, réussissant notamment à attirer la droite dans un parti plébiscitaire, et à contraindre· la gauche à se lier à un parti totalitaire. Liberté ou servitude ? I IL EST d'ailleurs enchaîné par son propre combat, car l'on peut observer que l'histoire constitutionnelle du général de Gaulle est à peu près l'inverse de son histoire politique. Ce que les historiens politiques remarquent chez lui, ce sont des actions d'éclat, des coups d'éclat, des éclats de voix. Il leur semble quelque héros sartrien doué d'une merveilleuse liberté. Avec la même aisance il menace de la Haute-Cour -qui céderait un pouce· des territoires coloniaux, puis rend leur liberté à tous . les sujets d'un immense Empire. Il cloue au pilori le totalitarisme soviétique, puis fait parade d'une amitié débordante pour les dirigeants de ce régime et pour ce régime luimême. Il renvoie un ministre, puis le rappelle, en renvoie un autre, puis lui fait proposer un pacte élector-al.On citerait maints exemples de .semblables contradictions. Sont-ce là des manifestations de liberté? Qui ferait l'histoire constitutionnelle du général de Gaulle serait sans doute enclin à en douter, tant les décisions qu'on lui voit prendre semblent orientées par un projet const_itutionnel qui dirige ouvertement ou secrètement ses actes et ses paroles, et qui n'en finit pas de se réaliser parce que le but sans cesse semble .à portée de la main, mais sans cesse aussi s'éloigne et exige un effort nouveau. De ce point de vue, ce qui frappe, c'est une dévorante ambition, qui d'abord a conduit cet homme à torpiller de tout son pouvoir la IVe République, puis l'a enchaîné interminablement au surprenant combat qu'il mène depuis plus de huit ans non coritre des hommes, mais contre la Constitution qu'il a fait voter. · 'Mais s'il parvenait à ses fins, ne serait-il pas libre ? Non sans doute, car on ne jouit pas paisiblement d'un pouvoir usurpé, et tout ce qu'on fait doit alors être calculé pour en assurer la permanence. Et d'ailleurs~ son pouvoir ne serait jamais assez absolu. Louis XIV, qui nous semble un exemple extrême de pouvoir aqitraire, Louis XIV, nous dit Montesquieu, env:iait la liberté des despotes de l'Orient. YVES LÉVY.

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