Le Contrat Social - anno XI - n. 1 - gen.-feb. 1967

16 une lettre privée écrite en 1940 à Catherine Kouskova, vieille amie et adversaire politique : J'ai observé avec attention la révolution à Pétersbourg et à Moscou, dans le Nord et dans le Sud (en différentes situations), et je vous dirai avec conviction : le « peuple », c'est-à-dire la majorité du « petit peuple », s'est tenu en dehors des deux camps pendant la guerre civile. (Lorsque l'Armée volontaire abandonnait Rostov à la fin de décembre 1919, le petit peuple se réjouissait avec malice, et lorsque Koutiépov, quelques semaines plus tard, réoccupa pour un temps le même Rostov, le même petit peuple exultait très sincèrement et l'accueillit comme un libérateur.) La guerre civile fut une épreuve entre deux minorités, considérée avec indifférence politique par le peuple, c'est-à-dire par la majorité du petit peuple, dont l'humeur variait comme le temps qu'il fait. En général, le « peuple » ·se révolte, mais seules des minorités s'engagent dans des conflits politiques. (Au fond, ce fut également le cas pendant la Révolution française : le 13 vendémiaire - 5 octobre 1795 - et le 18 fructidor - 4 septembre 1797, ce ne fut pas le « peuple » qui combattit les ennemis du « peuple », mais des minorités parisiennes.) Et la victoire revint à ceux qui étaient le mieux organisés. Après notre révolution de Février commença le combat révolutionnaire au sens propre, y compris au sens technique. Et en tant que révolutionnaires, ce furent les bolchéviks qui se montrèrent les mieux organisés. Grâce à leur organisation révolutionnaire, ils vainquirent le Gouvernement provisoire ; grâce à elle, ils vainquirent également le mouvement blanc 15 • • S'AGISSANT du gouvernement soviétique, Struve rencontrait une grande difficulté, à savoir ses propres idées publiquement exposées sur la destinée du socialisme moderne. Dans les premières années du siècle, il avait maintes fois affirmé hardiment que le socialisme n'avait pas d'avenir, qu'il était destiné à dégénérer et à périr inévitablement 16 • Comment, dans ces conditions, expliquer la victoire du socialisme en Russie ? Alors que la guerre civile était en cours, il résolut le problème en disant que le bolchévisme n'était pas du véritable socialisme. Suivant sa définition, le socialisme était une doctrine constructive de l'organisation économique, alors que le bolchévisme était une force purement destructive qui consommait sans les remplacer les richesses accumulées par les générations précédentes 17 • Mais dans les années 20, et plus encore dans les années 30, pareille vue n'était plus soutenable. Struve résolvait alors le problème en distinguant le socialisme d'après guerre de son homonyme d'avant guerre en tant que phénomè15. Lettre adressée de Belgrade à Catherine Kouskova, datée du 15-16 janv. 1940. Voir également la Russie et les Slaves, n° 8, 19 janv. 1929. 16. Cf., par ex., • Facies hippocratica ,, in· Rousskafa Mysl (la Pensée russe), oct. 1907, p. 230. 17. Hors des profondeurs, pp. 244-45 et 247-48. Biblioteca Gino Bianco . LE CONTRAT SOCIAL • ne qualitativement différent. Le socialisme traditionnel, le socialisme qu'il avait jadis condamné, était un mouvement qui ne ·pouvait exister que dans les conditions de surabondance créées par le capitalisme ; autrement dit, il était à la fois un produit et la négation de la production capitaliste. Le nouveau socialisme, que Struve appelait « socialisme de guerre », était- un produit de la misère et des pénuries engendrées par la première guerre mondiale. Ainsi, alors que le. socialisme traditionnel était un effort pour réglementer la richesse, le « socialisme militaire » d'après guerre était un effort pour surmonter la misère. Il ne dérivait pas de Marx ou de Lénine, mais du Letton Karl Ballod 18 et de !'Autrichien Otto Neurath, tous deux experts qui avaient aidé lès Empires centraux à organiser leurs économies de guerre : La guerre mondiale est une césure fondamentale dans l'histoire de l'humanité. La guerre crée une sorte de coupure, une « césure » sociale dans l'histoire mondiale... . . La guerre donne naissance au socialisme militaire. 1 Elle produit elle-même la pénurie et en même temps, concrètement et de manière instante, elle exige une régulation multiforme et approfondie de la vie économique, en donnant à cette régulation la seule forme possible, étant données les conditions militaires,, à ,savoir celle de relations entre les pouvoirs publics et l'activité économique des personnes privées, des corporations et de l'Etat lui-même. Révélant quelque chose qui a une portée fondamentale à la fois universelle et historique, le socialisme en tant que régulation, sous la forme du prétendu socialisme militaire, apparaît aux yeux de l'humanité non pas comme un problème fictif de la richesse, _ou d'un surplus des forces productives, mais comme le problème réel de la modicité de ces forces ou de leur 'insuffisance.... Le socialisme militaire a découvert la véritable source d'où peut et doit naître le socialisme réel : l'insuffisance de la production et la pénurie de raviill 19 ta ement ... Géné~alement pa~lant, Struve avait tendan- .ce à interpréter le bolchévisme sous ce jour, ajoutant souvent que ce dernier avait ses racines dans le populisme. Il niait catégoriquement que le bolchévisme ·dérivât du marxisme. Du point de vue de la doctrine marxiste, le bolchévisme était une pure absurdité. Il repré: sentait dans une large mesure « une très stupide réaction populiste » contre les réalisations 18. Karl Ballod publia en 1898, sous le pseudonyme d'• Atlanticus •, un livre intitulé : Der Zukunft&staat, dans leque! il prétendait qu'une économie socialiste r~,era,tt.UJl accroissement substantiel d~ .la .p~oductivit_é.. . .. . . . -19. • Kapitalizm: i sotsiaUzm .•, in la . Rµ,sie : {?t les Slaves, n° 149, 3 oct. 1931, et n° 150, ~0 oct •. 193)~: :,__ . ..

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