Le Contrat Social - anno XI - n. 1 - gen.-feb. 1967

R. PIPES pénétré chez les paysans - lesquels, jusqu'en 1861, avaient vécu sans loi et sans droits et n'avaient développé en eux ni la conscience ni l'instinct de la propriété, - incitèrent les masses paysannes en capotes grises à renverser l'Etat et le régime économique 8 • Struve, certes, avait toujours attaché une grande importance à l'intelligentsia en tant que facteur dans l'évolution politique de la Russie. Ses vues critiques,- exposées sous leur forme extrême dans le recueil les Jalons (1909), sont bien connues. Il est cependant curieux qu'après 1917 il soit devenu moins dur à son égard. Ajurs ql1'avant la révolution il avait été enclin à faire de l'intelligentsia la principale responsabie de l'instabilité de la Russie, après 1917 il la dépeignit d'ordinaire comme une victime <les n1êmes conditions qui avaient déterminé l'attitude de la noblesse et des paysans. A l'occasion, dans son emportement, il lui arrivait encore de lui reprocher la responsabilité principale de la révolution 9 • Mais de tels cas sont rares. ~lus il séjournait en Europe et observait de près les intellectuels occidentaux, moins il était enclin_ à voir dans l'intelligentsia russe, comme naguère, le seul exemple du cerveau de la nation oubliant l'idée nationale 10 • En 1931, il reconnut que les qualités qui lui avaient semblé être la propriété exclusive de la vie spirituelle russe caractérisaient en réalité les classes cultivées de toutes les nations contemporaines, sans en excepter l'Angleterre ou même l'Amérique 11 • SI la responsabilité principale de l'effondredrement de l'Etat russe et du cours destructeur de la révolution incombait à l'ancien régime, la victoire bolchéviste en tant que telle était due au comportement de la famille impériale et du Gouvernement provisoire entre février et octobre. Struve n'admettait aucun déterminisme historique. Il était parfaitement convaincu que le coup d'Etat bolchéviste aurait pu être prévenu à n'importe quel moment si le Gouvernement provisoire s'était montré aussi ferme et résolu que le fut le gouvernement allemand lorsque celui-ci eut à faire face au soulèvement de 1918-19. Il était également certain que la guerre civile aurait tourné différemment si les dirigeants « Blancs » s'étaient montrés des politiques plus avisés. 8. Hor, dea profondeur, ... , pp. 242-43. 9. Cf., par ex. Conaidératlon, ... , p. 17, ainsi que le Journal RoHUa, n° 11, 5 nov. 1927, et n° 31, 24 mars 1928. 10. Conaldératlom ... , p. 17. 11. Ronfla f Slavlanatvo (ln Ru11le et les Slaves), o0 152, 24 oet. 1931. Biblioteca Gino Bianco 15 Envers la famille impériale, Struve éprouva dans l'émigration un profond respect qu'il n'avait jamais ressenti auparavant. Sans le moins du monde idéaliser Nicolas II ni le bon vieux temps, il voyait, dans l'extrême passivité montrée par le tsar devant les événements allant de l'abdication à l'assassinat, un sacrifice qui ne se prêtait pas à l'analyse froide et objective. Pour lui, Nicolas était un homme doué d'une « vive intelligence, mais d'une volonté faible », et il décrivait sa politique comme une forme de « culte religieux des ancêtres » 12 • Le fatalisme à la bouddhique avec lequel Nicolas s'était comporté avait pour Struve une signification religieuse qui, dans une large mesure, rachetait ses péchés politiques. Struve nourrissait des sentiments très différents à l'égard de Kérenski, qu'il tenait pour personnellement responsable du succès du coup d'Etat d'Octobre. « Si Kérenski avait agi comme Ebert et risqué comme Noske et ces Allemands " de droite " qui avaient soutenu ces Allemands '' de gauche ", écrivait Struve en 1930, les bolchéviks n'auraient pas fait comme chez eux ces douze dernières années 13 • » Il ne pouvait pardonner à Kérenski de n'avoir pas su se défaire des bolchéviks alors qu'il en avait les moyens, préférant utiliser la « gauche » pour co1nbattre la « droite ». Il refusait de croire qu'il y ait eu quoi que ce soit d'inévitable ou même de hautement probable dans la prise du pouvoir par les bolchéviks : Naturellement, celui qui « a fait » les journées de Février (en admettant que quelqu'un les ait faites) a commis, de mon point de vue, une énorme erreur historique. Mais si, le 27 février (5 mars) des erreurs furent commises, cela ne signifie nullement que par la suite, du 5 mars au coup d'Etat bolchéviste luimême, ces erreurs n'auraient pas pu être redressées par des actions habiles et audacieuses. Aucune erreur historique, que ce soit la sienne propre ou celle de quelqu'un d'autre, ne peut à l'avance être considérée comme irréparable 14 • La révolution et la guerre civile lui semblaient avoir été non pas des conflits populaires dans lesquels la volonté de la majorité était décisive, mais une lutte entre minorités groupées autour de deux centres de pouvoir. Il exprima cette idée des élites à maintes reprises et d'une manière spécialement claire dans 12. • Witte und Stolypln •, in P. R. Rohde et G. Ostrogorsky, éd. : Menschen, die Geschichte machten, Il I, Vienne 1931, p. 267. 13. La Ru!Jit et lta Slaves, n° 90, 16 aoOt 1930. 14. Ibid.

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