L. EMERY • vailleurs. Il va de soi que la doctrine vertueuse est assurée de l'emporter puisqu'elle dispose de l'appui des écoles et des académies, reçoit les prix et les palmes, est agréée de plein droit par les journaux, les revues et les services de l'édition. En fait, ce réalisme est un conformisme moral et pédagogique sur lequel on compte pour exciter le sentiment du devoir socialiste ; il nous ramène, non certes par le style, mais par l'intention, à une certaine forme d'art bourgeois qui, du moins chez nous, n'était pas obligatoire, mais se proposait elle aussi de contribuer au maintien de l'ordre en louant le travail, l'économie et l'obéissance aux lois. On est mal venu à porter un jugement d'ensemble, toujours beaucoup trop sommaire, sur les fruits de l'esthétique officielle imposée aux intellectuels russes ; il semble bien pourtant qu'on soit en droit de les tenir pour fort piètres. Autant qu'on en puisse juger, la production littéraire s'aligne sur un type banal et pesant, les meilleurs écrivains étant trop facilement suspects d'hérésie ainsi que l'exemple de Pasternak l'a révélé au monde entier ; le dernier prix Nobel, attribué d'ailleurs à des œuvres déjà anciennes, n'a mis en lumière que des beautés frustes et prolixes, cernées d'un trait lourd. On se souvient d'autre part des rudes semonces infligées à des musiciens de la taille de Prokofiev ou bien des truculentes diatribes sous lesquelles Khrouchtchev écrasait les peintres modernes. Plus acceptables par nature sont les directives qui régissent l'architecture, la sculpture monumentale et l'urbanisme ; encore n'ont-elles fomenté, tout le monde est bien d'accord sur ce point, qu'un art colossal et monotone où la technique l'emporte sur l'inspiration. Comme toujours, le résultat d'une excessive intervention officielle dans l'art et les lettres ne peut être que l'ennui ; aussi n'est-il pas surprenant qu'on nous parle assez fréquemment de la détresse morale des jeunes intellectuels russes, quelquefois des suicides qui mettent fin à certaines vies prometteuses. Nous nous gardons de tirer de ces épisodes des conclusions excessives, mais il reste que l'intelligentsia dirigée s'englue dans la tiédeur, le mécanisme, la monotonie, et que beaucoup de Russes, lorsqu'ils ne prennent pas le parti de se consacrer aux sciences et à la technique, se laissent attirer par les audaces de l'Occident, qu'il ne leur es-t pas facile de bien connaître. Moins tyrannique, vétilleuse et primaire que la révolution culturelle chinoise, celle des Soviétiques n'en deviendra pas moins, à la BibliotecaGino Bianco 325 longue, cause d'engourdissement ou d'embourgeoisement, la nouvelle classe des profiteurs du régime l'adaptant inconsciemment à ses habitudes et à ses besoins. * * * L ES DESPOTES sont les premiers à savoir qu'aucun régime n'est viable s'il se réduit à une armature administrative, militaire et policière ; cette mécanique a besoin d'une âme qui, au degré le plus élémentaire, ne peut être que le culte du chef, ce dernier n'hésitant jamais à se donner pour un bienfaiteur, un sauveur, voire, comme N'Krumah, un rédempteur. Mais dans un pays de quelque impor• tance, dont l'histoire est toujours liée à celle d'une culture, cette adoration est partie intégrante ou prédominante d'une doctrine qu'on entretient constamment par la propagande, l'école et tous les rites sociaux. C'est pourquoi on ne saurait trop souligner le caractère artificiel des gigantesques constructions communistes qui se ruinent par l'intérieur dans la mesure où leurs principes s'anémient ; c'est pourquoi il serait capital de pouvoir suivre avec une certaine précision l'évolution mentale des nouvelles générations en Russie et en Chine. La disparition du culte de Staline est irrévocable et il faudra bien que Mao lui-même achève sous peu de devenir un héros de légende. Tout est possible, y compris un puissant réveil religieux qui ferait tomber en morceaux les chaînes intellectuelles du « marxismeléninisme ». Telle est donc une des vues générales vers quoi nous sommes conduits, mais il en est au moins une autre. Sous le rapport de la vie culturelle, le monde occidental et le monde communiste sont engagés en une pseudo-compétition dont leur avenir dépend largement. Certes, nous tenons trop à la liberté de la pensée pour ne pas préférer hautement notre conception à celle qui sévit de l'autre côté du rideau de fer, mais est-ce à dire que nous puissions nous féliciter sans nulle réserve de ce qui se passe chez nous ? Même si elle est outrée et déviée, la critique du formalisme bourgeois mérite un sérieux examen, car il est trop vrai que notre culture, qui veut se gratifier de tous les avantages de la liberté, souffre gravement de l'exploitation mercantile, du dérèglement dilettante poussé jusqu'à l'absurde et de l'immoralisme le plus cynique. Nous sentons de plus en plus en elle quelque chose de trouble et de malsain ; il est d'ailleurs frappant de constater que, dans les nouvelles du Verglas, qui révèlent un indéniable talent, l'évasion hors
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