324 que l'hétérodoxie soit un crime, que la culture · soit une prédication continue, que la puissance de l'ordre social réside en son homogénéité ; si le principe est mis en cause, tout devient vulnérable, voire périssable. Sans doute les épigones de Staline ont veillé à la conservation de l'appareil politique sur lequel ils ont pouvoir et auquel ils doivent le pouvoir. Grâce à cet appareil, nous avons toujours le spectacle d'une unanimité automatique, correspondant à on ne sait quelle épure démocratique et derrière laquelle tout se passe dans le secret des luttes de clans ou de personnes. Mais que subsiste-t~il de l'âme vivante, de la foi où. se confondaient la terreur et l'idolâtrie ? Toute réponse· trop nette à cette question serait plus conjecturale que positive, mais. on voit déjà en tout cas pourquoi le problème de la culture, qui se confond dans. une large mesure. avec. celui de. la vie intellectuelle, conditionne le développement de la Russie soviétique. ·Au plan du raisonnement, tout demeure simple et immuable : il doit être entendu qu'un Etat communiste n'a que faire de cette liberté de pensée, à la fois anarchique et frauduleuse, que la bourgeoisie tolère ou entretient partout où elle règne sans combat, et que la culture doit être celle dont le peuple tire avantage. Toutefois, l'application de ces ·prémisses est moins rigoureuse qu'en Chine et la politique ·suivie admet toujours mieux les mitigations ; rien ne peut faire que la Russie n'ait été largement liée à l'histoire occidentale, ni· qu'elle ne soit riche de·monuments artistiques et littéraires dont elle ne songe à rien renier, encore moins à détruire, qu'elle se borne à présenter sous un éclairage tendancieux. Staline lui-même fit servir certains souvenirs du passé russe à sa propagande nationaliste et se donna - ou du moins se laissa donner·---- Ivan le Terrible et Pierre le Grand pour garants. · · La Russie communiste n'est donc pas coupée de ses traditions ; elle a même la sagesse de reprendre dans son héritage des t'résors longtemps tenus dans l'ombre. Jour mémorable que celui, très récent' d'ailleurs, où l'on fut de nouveau ·autorise à lire Dostoïevski. On sait que l'exemple le plus évident de ces compromis est fourni par le statut officiel de l'Eglise· orthodox·e; certes, elle. est politisée, domestiquée, mais, nonobstant" l'athéisme marxiste, si draconien en sà lettre, elle n'est · point interdite. Reste, d'autre· part, l'immense domaine réservé de la science ; les Russes en sont trop férus et ils en orit trop besoin, qu'il s'agisse de l'agronomie ou de .Pindustrie atomique, pour ne pas . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL lui laisser une sorte d'indépendance déternitnée par le contrôle de l'expérience, la valeur des résultafs, les rapports inévitables avec les savants des autres pays. Dans le rideau de fer bien des fissures vont en s'élargissant · et l'Union soviétique n'en est plus à vouloir se replier jalousement sur elle-même. Il ne faudrait cependant pas aller trop vite ou trop loin. Outre qu'il n'est pas question d'atténuer le monopole totalitaire de l'enseignement, de la recherche et des moyens d'expression, nous devons considérer plus spécialement deux domaines : celui de l'histoire et celui de la création artistique et littéraire. Convenons d'abord qu'en tout pays l'histoire, matière assfZ fluide, est rétrospectivement commandée par des révisions périodiques, qui ont l'air de se faire toutes seules, mais c'est en U.R.S.S. que ces reconstructions du passé en fonction du présent, imposées d'aut~rité, sont d'une fréquence décourageante et livrent avec une sorte de candeur les raisons opportunistes de leurs vicissitudes. Que Staline lui-même et nombre de· personnages de moindre importance soient tour à tour glorifiés ou relégués dans les oubliettes, c'est démonstration patente que l'histoire est avant tout catéchisme civique, recel de la vérité orthodoxe, légalisation pseudo-scientifique des intérêts du moment. Elle modèle des perspectives et des opinions sans· qu'on ait pouvoir d'en discuter ; elle fournit au citoyen soviétique, selon les consignes du pouvoir, un cadre intellectuel à la fois constant et mobile.· Nous arrivons à l'empire qui nous semble devoir être par excellence ou vocation celui de la libre création, celui des lettres et des arts. En ces matières, la Russie peut se prévaloir d'un beau passé, et il n'y a pas de raison -de lui contester le droit de rivaliser sur ce terrain avec n'importe laquelle pes nations occidentales. Mais c'est ici qu'intervient le dirigisme communiste qui veut imposer de produire la beauté comme on produit une marcha_ndise d'utilité publique, en se - subordonnant au fameux principe qui porte condamnation du formalisme bourgeois et presc;rit -d'œuvrer selon les normes du « réalisme socialiste ». Le formalisme bourgeois, c'est, nous l'entendons bien, tout art égoïste et frivole, très naturellement engendré par une civilisation décadente qui ne cherchè plus qu'à donner satisfaction à des curiosités oisives ou à des sens dépravés ; · le réalisme socialiste englobe ou patronne toùt ce qui veut illustrer la vérité populaire, saine et forte, dont la. représentation n·e peut qu'armer. et développer la conscience des tra-
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