C. HARMEL Le phénomène de la production nous est devenu si familier, à nous autres Européens de l'Ouest; et cela depuis tant de générations déjà, que nous ne pensions même pas qu'il pût faire problème. Produire, à nos yeux, va de soi. Il nous semble qu'on trouvera toujours des gens pour entreprendre, créer des sociétés, des ateliers, des usines, des maisons de commerce. Qui de nous ne pourrait citer, selon l'ampleur de ses relations, une ou vingt personnes qui déplorent de ne pouvoir « s'installer », « se mettre à leur compte », produire pour vendre ? L'élan nous paraît intarissable et nous n'imaginons pas qu'il pourrait venir à disparaître ou même à s'affaiblir. En définitive, surtout lorsque nous avons reçu une formation socialiste (au sens large du terme, qui englobe le syndicalisme), nous sommes plus sensibles aux dangers de pléthore, de surproduction, qu'à ceux de pénurie, et c'est pour une part afin de remédier à la pléthore que notre socialisme, qui pourtant dénonçait la misère, a été conçu. Or l'expérience africaine -montre que le phénomène de la production n'est pas universel. La mentalité économique qui le rend possible n'est pas un fait de nature, mais une réalisation propre à un certain moment de l'histoire et une région particulière du globe. Même en Europe, cette mentalité n'a pas toujours existé, et pendant des siècles, des conceptions éthiques - parfois fort honorables, parfois simples préjugés - ont bridé l'élan producteur. Pendant des siècles, l'activité industrielle, au sens où nous l'entendons, a été considérée comme peu honorable, presque dégradante, et il a fallu une véritable révolution dans la morale pour que commence, dans la première moitié du XJXe siècle, l'industrialisation. ~ ·.·.. La mentalité qui fut alors, non pas sans doute créée de toutes pièces (on ne crée rien de toutes pièces dans le domaine psychologique), mais cultivée, développée, amplifiée, nous apparaît aussi solide qu'une donnée fondamentale du psychisme humain. Il faut se méfier pourtant, car certains signes font redouter qu'elle soit plus fragile qu'on ne le croit ; tels la stagnation, voire le dépérissement que l'on constate dans certains régions qui furent autrefois industrieuses, ou, à certains moments, l'engouement de la jeunesse des universités pour les places tranquilles de la fonction publique. Certes, contrairement à ce que pensaient les premiers planistes, la planification est compatible avec la libre entreprise et il est évident, Biblioteca Gino Bianco 345 d'autre part, que la libre entreprise ne peut, à elle seule, satisfaire toutes les exigences matérielles et morales des sociétés, à notre époque du moins, et sans doute de tout temps. Elle ne peut y parvenir qu'à l'aide d'interventions de l'Etat, lequel l'oriente vers le service du bien commun, la décourageant ou la détournant ici, la stimulant ailleurs ; ces interventions appellent nécessairement des vues d'ensemble, un plan, et des moyens d'intervenir, une technique d'intervention. Toutefois, il faut se souvenir de la fragilité de l'impulsion économique qui vient d'en bas et de l'impossibilité où l'on sera toujours de la remplacer entièrement par l'impulsion économique qui vient d'en haut. Il faut avoir le courage de reconnaître qu'à quelque niveau que s'élève le sens du devoir civique, il ne suffira jamais à porter l'effort économique. Il ne serait pas vrai de dire qu'en régime capitaliste on ne travaille que pour le profit, par intérêt. D'autres mobiles animent l'activité économique, mais il est vrai que l'intérêt, que la responsabilité économique (dans les gains et dan~ les pertes), constitue le plus puissant de tous les éléments de l'effort productif. Sauf de façon partielle ou exceptionnelle, il n'y a pas de substitut à la recherche du profit comme mobile fondamental de l'activité économique moderne. Voilà pourquoi il faut écarter toute conception de la planification qui prétendrait substituer les impératifs du plan à l'initiative privée : on irait ainsi à l'échec. Voilà pourquoi il faut écarter aussi cette espèce de propagande qui dénigre systématiquement l'initiative économique privée, libre, et qui a fait des ravages jusque dans l'esprit des animateurs de l'économie. Que gagnerions-nous à détruire la mentalité productive et échangiste de l'ère capitaliste et mercantile ? Sa disparition nous condamnerait à la remplacer, comme moteur de l'activité économique, par la contrainte exercée par l'Etat. Admettons qu'il ne soit pas nécessaire de porter celle-ci jusqu'aux horreurs de la terreur stalinienne pour la rendre efficace : elle n'en serait pas moins ... déplaisante. La planification recèle le risque d'affaiblir l'élan producteur (on use d'euphémisme en parlant de risque et d'affaiblissement), et c'est pour cela qu'elle en recèle un autre, celui de faire de la pression de l'Etat, de la peur du gendarme, le mobile de l'activité productive. Marx a dit que « la force est un agent économique ». Sous Staline, la terreur n'en futelle pas un, elle aussi ?
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==