Le Contrat Social - anno X - n. 6 - nov.-dic. 1966

TH. MOLNAR intime à ses valeurs sinon comme chose faite, du moins comme la norme qu'il est en droit de poser et d'impQser. Or, dès qu'on attend du citoyen qu'il fasse sienne, dans son for intérieur, la « bonne » façon de penser, de juger des affaires publiques et privées, on restreint singulièrement, du même coup, le champ des transgressions qu'il lui est possible de commettre et que le pouvoir se doit de châtier : il ne peut jamais s'agir que d'indolence, ou de sabotage, ou de résistance ouverte 21 • Autrement dit : devant l'évidence des véti tés et des valeurs officielles, seule une véritable perversion de la volonté peut empêcher d'y adhérer corps et âme. On sait jusqu'où cette conception a pu être poussée, notamment par le communisme chinois 22 • Mais si loin que les communistes puissent aller, que ce soit en Chine ou ailleurs, si excessives que puissent paraître leurs ambitions, et brutales leurs méthodes, ils n'ont rien fait, ni voulu, ni pensé qui ne soit conforme à la grande tradition de l'utopisme. C'est ainsi qu'en Chine, à l'époque du Grand Bon en avant, le pouvoir avait jugé bon de séparer dans les « communes » les maris de leurs femmes. Logés dans des dortoirs distincts, les conjoints n'étaient autorisés à s'unir qu'à des dates déterminées. Aussi voyait-on se former, ces jours-là, à la porte du dortoir des femmes, la file des maris. Que la chose soit révoltante, certes ; qu'on s'en indigne, soit. Mais qui serait tenté de l'imputer à la « barbarie » particulière aux uns ou à l' « extrémisme » propre aux autres, qui s'étonnerait que de telles choses puissent être voulues par des hommes voués à une cause « libératrice », aurait intérêt à relire ses auteurs. Les communistes chinois ont de qui tenir. Campanella, par exemple, ne voyait pas les choses si différemment : Un homme et une femme s'éprennent-ils, deviennent-ils amoureux l'un de l'autre? Il leur est permis de s'entretenir, de se promener et de jouer ensemble, de se dédier des vers, de s'offrir des bouquets et des guirlandes de fleurs. Mais si leur couple ne présente pas les garanties requises pour une union sexuelle féconde, tout commerce de la chair leur est rigoureusement interdit, à moins que la femme ne soit déjà enceinte d'un autre (ce que l'amant attend lui-même avec impatience), ou bien qu'elle ne soit convaincue de stérilité. Au reste, l'affection qui unit les deux 21. A la rigueur, on pourrait faire état d'un quatrième chef d'accusation, celui dont le pouvoir use lorsqu'il ne tient pat à faJre conna1tre les véritables mottfs d'une Inculpation : c'est le • conformisme externe •, dit au11t • opportunisme • ou • tiédeur • - les termes sont synonymes. 22. Cf., en particulier, Poul llollandcr : • La vie privée en Chine •• in Contrat ,octal, Janv.-fév. 1964. Biblioteca Gino Bianco 335 amants est faite d'amitié sincère et pure beaucoup plus que de concupiscence charnelle 21 • Quant à Cyrano de Bergerac, s'il se laisse emporter par son goût du grotesque, il n'en est pas moins dans la tradition la plus orthodoxe en prévoyant que tous les soirs chaque médecin dans son quartier va par toutes les maisons où, après avoir visité le mary et la femme, il les taxe pour cette nuit-là, selon leur santé forte ou faible, à tant ou tant d'embrassemens 2 •. * * CHANGERL'HOMMEdans sa nature, extirper en lui le péché ou l'égoïsme, l'élever à l'état de grâce ou à la conscience sociale, tel est le sens manifeste de toute discipline utopiste. Renoncement et obéissance sont la condition du salut comme de la solidarité. Nul homme de bien ne songerait à contester une telle fin ni de tels moyens ; partant, comment refuserait-il sa confiance à ceux-là mêmes qui les proposent ? Mais, nous l'avons vu, tous les habitants de la Cité ne sont pas hommes de bien. Y séjournent aussi des sceptiques et des factieux : ceux qui doutent de l'élection des Saints, ou qui hésitent à reconnaître dans les Gardiens les libérateurs du genre humain; ceux aussi qui cherchent à se soustraire à la férule, qui osent même regimber. On peut à la rigueur s'interroger sur les motifs des mécréants, se demander si, dans tel cas, c'est la simple stupidité, l'obstination ou la dépravation qui l'emporte. Ce qui en revanche ne fait jamais de doute, c'est la nécessité de sévir - dans tous les cas sans exception. Car justement l'utopie ne souffre pas d'exception. Sur le sort mérité par le rebelle, il règne chez les penseurs utopistes de tous les temps une unanimité lourde de signification. Si chacun parle le langage de son siècle, tous répondent dans le même esprit que le Révolutionnaire du Haut-Rhin : Quiconque frappe un méchant pour le punir de ses péchés (le blasphème par exemple), s'il le bat à mort, il portera le nom de serviteur de Dieu, car chacun se doit de punir le mal 25 • 23. Campanella : op. cit., p. 66. Nous avons vu que les enfants de la Cité du Soleil devaient nattre , sous la même constellation •; il fallait donc les engendrer à dates fixes. 24. Cyrano de Bergerac : Les Estats et Empires du Soleil, dans les Œuvres libertines, éd. Lachèvre, Paris, Champion, 1921, p. 193. 25. Cf. Norman Cohn : op. cil., pp. 114-15 de l'édition française. L'auteur cite un Inédit du début du xv1• si~cle, Le Livre des cent chapitres, es~hotologle populaire où sont préfigurées • certaines des attitudes les plus carnctérlstlqucs du totalttariame moderne, national-socialiste ou communiste •·

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