Le Contrat Social - anno X - n. 6 - nov.-dic. 1966

334 se fera que par libre consentement et association volontaire; on finit par la curée, où sous le regard impassible des maîtres s'entredéchi- . rent des bêtes de proie au triste visage humain. * * * AMAIS, dans la Cité nouvelle, ne se réalise J la prédiction des utopistes : . la diffusion du pouvoir dans le corps social tout entier. La classe dominante a soin, bien au contraire, de resserrer toujours davantage la base de recrutement des Elus en imposant aux candidats des conditions de plus en plus restrictives. Le grand nombre demeure à jamais exclu, -et même ceux qui réussissent à franchir la barrière risqùent à tout moment de se retrouver de l'autre côté, en ·application de quelque nouveau mot d'ordre. Un ancien dirigeant des J eunes~es communistes chinoises explique fort bien comment se danse, derrière la façade d'harmonie et de justice sociales, l'impitoyable chassé-croisé : Sous le despotisme totalitaire, où tout converge vers le Pouvoir et émane du Pouvoir, il n'y a pas d'autre manière d'échapper à la condition de paria que de devenir un agent du Pouvoir. Et la fascination de cette unique issue est tellement forte qu'on accepte n'importe quel risque pour l'atteindre, y compris le risque de perdre la vie. D'autant plus que ce risque n'est pas tellement moindre si on reste paria, puisque la dictature décapite non seulement ses porte-alfanges mais aussi les sujets ordinaires. De sorte qu'il- n'y a même pas une alternative entre sécurité dans l'effacement et péril dans la notoriété. Dès lors que la foudre peut vqus frapper dans n'importe quelle hutte, pourquoi ne pas ambitionner la villa avec voiture ? Voilà pourquoi, plus le Pouvoir est totalitaire plus il y a de candidats à l'exercer, ·et plus . il y a de tels candidats plus il est loisible au Pouvoir de les pendre, c'est-à-dire d'être totalitaire 18 • Ce témoignage nous ramène au seuil , du monde communiste contemporain, vivante illustration, à tant d'égards, de l'esprit utopique en acte. Dès l'abord, la société communiste se pré~ente comme le modèle par excellence du paralogisme utopiste, qui veut la concentration effective d'un pouvoir politique monstrueux aux mains de ceux-là mêmes qui prétendaient en délivrer le genre humain. Mais il n'y a pas lieu 1c1 d'insister spécialement sur la manière dont chez eux les communistes assurent le dépérissement de l'Etat. En revanche, il n'est peut-être pas inutile de relever, sur un autre plan, quelques traits où se manifeste la tournure d'esprit héritée de l'utopisme. Se plaignant comme de coutume du ·relâchement de la « vigilance » dont ne peut se pas18. Suzanne Labin : La Condition humaine en Chine ,. communiste. Paris, la Table ronde, 1959, pp. 252-53. Biblioteca Gino Btanco LE CONTRAT SOCIAL ser son pays, un hiérarque soviétique proposait naguère d'y remédier en· mobilisant l'ensemble des membres du Parti, du Komsomol et des syndicats. Qu'on les y · mette tous, dit-il en substance, qu'ils aient l'œil à tout, et pas un moustique ne pourra prendre son vol sans être aussitôt repéré 19 ! C'est là, certes, le langage de toutes les tyrannies. Mais dans la bouche de · l'orateur communiste il traduit, sous un double rapport, l'héritage de l'utopisme militant. Deux choses en effet sont admises au départ comme allant de soi : l'obligation faite à tous les Fitoye;ns de vivre en harmoni~, si bien que totit indice de désaccord témoigne nécessairement d'une conduite aberrante; et la dévolution à l'Elite d'un droit souverain et illimité sur les activités de ceux qui n'en font pas partie. Or ces deux « évidences » font bien partie de l'axiomatique utopiste. L'unanimité du. corps social est toujours présupposée (même si on ne lui attribue qu'une existence « idéale », comme à la volonté générale de Rousseau), et de toute façon elle s'incarne dans le Porte-parole. Mais celui-ci, nous l'avons vu, ne confond pas unanimité. et universalité;· il ne s'attend nullement à un consensus omnium, seul vaut à ses yeux le consentement du « peuple réel » - dont ne font partie, bien entendu, que ceux dont l'accord est déjà acquis. Dans ces conditions, l'Elu serait-il seul de son avis que cet avis n'en serait pas moins le seul corre°ct, le consensus non moins incontestable. Comme le soulignait récemment un analyste qualifié, les porte-parole soviétiques persistent à affirmer - en dépit de toutes les preuves du contraire - qu'en régime socialiste, les normes morales (par opposition aux normes légales qu'entérinent les pouvoirs publics) sont sanctionnées par une « opinion publique », laquelle serait unanime à condamner l'inactivité [d'un citoyen] C..). La perspective est la suivante : à mesure que la société soviétique se rapprochera diî communisme intégral, on assistera à un processus d'intériorisation de la sanction morale ; à la voix (extérieure) de l'opinion se substituera progressivement la « voix intérieure· », qui n'est autre que la « conscience communiste ». Comme l'a dit Khrouchtchev lui-même : « Notre tâche est de faire du nouveau code moral la loi intérieure de tout citoyen soviétique » 20 • Bien des questions se posent à propos de cette « intériorisation » de la pression externe. Mais il ·n'est pas besoin de l'analyse approfondie qu'elles appellent pour constater que le pouvoir 'communiste considère l'adhésion 19. Discours de Khrouchtchev à la session plénière du Comité central (novembre 1962). 20. George L. Kline, in The Review of Politics, avril · 1964, p. 188.

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