TH. MOLNAR de toutes les difficultés. Certes, au lieu d'annon~er le « règne du Christ » ou de préconiser le « pouvoir des Elus », on use du langage contemporain désormais ce dont il s'agit s'appelle révolution, organisation de l'Europe, capital, utilité sociale et ainsi de suite. Mais en dernière analyse ce qu'on veut, ce qu'on attend, c'est l'avènement du Millénium, le triomphe de la Science et de l'Organisation. Les chefs doivent se tenir prêts à inaugurer l'âge d'or. Devançant Lénine de quelques décennies, Bakounine les appelle à assumer leurs responsabilités : [Une société secrète doit organiser] une sorte d'état-major révolutionnaire composé d'individus dévoués, énergiques, intelligents: et surtout amis sincères, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple. (...) Pour l'organisation internationale dans toute l'Europe cent révolutionnaires fortement et sérieusement alliés suffisent 10 • Conformément à sa logique particulière, la pensée utopiste va s'orienter de plus en plus nettement vers la séparation des dirigeants d'avec ces masses qu'ils sont censés conduire au bonheur scientifiquement déterminé. Déjà Saint-Simon avait distingué un parti national, groupant les amis et les artisans du progrès, et un parti antinational, où il rangeait les esprits rétrogrades et les parasites sociaux. D'un côté, les hommes engagés dans un travail sociale16. L'Alliance de la démocratie socialiste et l"Association internationale des travailleurs, Londres et Hambourg, DarsonFoucault et Meissner, 1873, p. 132. Si la violence de ses opinions fait du théoricien de l'anarchie un des grands utopistes de son siècle, Bakounine n'en est pas moins capable d'un sursaut salutaire devant la cruauté de la logique marxiste ou en présence de Marx lui-même. L'année même otl paraissait le texte cité ci-dessus, il stigmatisait ainsi les impitoyables desseins des marxistes : c Les termes socialiste scientifique, socialisme scientifique, qui reviennent sans cesse dans les écrits des lassalliens et des marxistes, prouvent par euxmêmes que le pseudo-État populaire ne sera rien d'autre que le gouvernement despotique des masses prolétaires par une nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants. Le peuple n'étant pas savant, il sera entièrement affranchi des soucis gouvernementaux et tout entier intégré dans le troupeau des. gouvernés • ( [Michel Bakounine:] Gosoudarstvennost' i anarkhiia, [Zurich et Genève], 1873, p. 280). Mais la position des saint-simoniens différaitelle tellement de celle de Marx? Un Bakounine plus objectif, moins utopiste, eüt pu s'en prendre non seulement aux lassailiens et aux marxistes, mais au socialisme utopique sous toutes ses formes. S'il vise plus particulièrement, dans ce texte, le marxisme, c'est qu'il venait, au congrès de La Haye de la Première Internationale (1872), d'entrer en conflit avec Marx en personne. [La premiêre citation de Bakounine - celle qui figure dam le corps de l'article de Th. Molnar - est tirée d'un document rédigé en français et publié dans la brochure de 1873 sous le titre « Statuts secretsde l'Alliance•· D' aprês Engeü et Lafargue, qui avaient pris la responsabilité de cette publicalion, le manuscrit était « écrit en partie de la main de Bakounine •· Quant à la secondecitation - cellequi figure dans la note 16 ci-des,ru - elle est extraite d'un ouvrage céMbrede Bakounine auquel en France comme dans d'autres pays, on donne en générai mais à tort, le titre L'État et l'anarchie. Or Bakounine, avec uri.e,tngulMre prescience, écrit gosoudarstvennost', mot dont le ,ens est rendu bien plus exactement par « étatisme •· C'e•t préci,ément ,ou, le titre ~latisme et anarchie que parattra lnce11amment, dam le tome 111 des Archives Bakounine (Brlll Leyde) la premiêre traduction française de ce texte, due d notrê collabo;ateur Marcel Body. Noua citoru d'aprls la p. 347 de cette édition. - N.d.l.R.] Biblioteca Gino Bianco 333 ment utile, puis ceux qui fournissent le nécessaire aux producteurs, enfin ceux qui financent les entreprises et ceux qui les dirigent ; de l'autre, ceux qui consomment sans produire, ceux qui ne font pas un travail socialement utile, enfin ceux dont les conceptions politiques nuisent à la production et amoindrissent le prestige des producteurs. La menace à l'égard des « antinationaux » est ici à peine voilée ; à vrai dire, pour qui connaît la théorie saint-simonienne dans son ensemble, elle est parfaitement explicite. Mais dès 1845 s'élève la voix de Max Stirner 17 qui, elle, s'exprime sans « réticence ni périphrase ». Pour que le monde puisse changer, il faut d'abord que changent un certain nombre d'individus, ceux qui sont capables de s'émanciper eux-mêmes. Ceux-là se reconnaissent comme Uniques, chacun n'ayant d'autre loi que son Moi, d'autre fin que son propre bien-être. Dès lors ces insoumis seront libres de soumettre les autres hommes, et d'imposer, par la contrainte, la transformation de l'ordre social, en abrogeant toutes les lois, en anéantissant l'Etat, et en supprimant la propriété. On voit à quelles lois obéit la pensée utopiste. Si nous avons donné ces quelques exemples de son cheminement, ce n'est pas simplement pour confirmer une évidence : l'importance démesurée du rôle réservé, dans la Cité nouvelle, au principe politique, l'interposition, entre ceux qui la gouvernent et la masse des gouvernés, d'une barrière infranchissable. C'est aussi parce qu'il découle des prémisses utopistes une autre conclusion, moins manifeste sans doute mais non moins inéluctable : la Cité promise est le théâtre d'une lutte incessante et cruelle qui a pour prix l'accession à la classe dirigeante. L'acharnement des combats témoigne de l'importance de l'enjeu. Rien de comparable, en effet, avec ce qui se passe dans les sociétés ordinaires, combien plus ouvertes, où le talent, l'ambition, la chance permettent de se hisser aux rangs les plus élevés, et où ceux qui se situent aux échelons moyens ou subalternes ne se trouvent pas de ce fait relégués dans les ténèbres. En Utopie au contraire ce n'est rien de moins qu'une calamité que de ne pas faire partie de la classe dirigeante ; car hors d'elle il n'y a, comme le prévoyait si bien le Bakounine des dernières années, que « le troupeau ». On commence par la société des égaux, où rien ne 17. Cf. Stimer: L'Unique et sa propriét~. Pari!', Stock, 1900. (Autre édition : Paris, Revue blanche, 1900.) Cf. aussi Victor Basch : L' Individualisme anarchiste, Max Stirner, Paris, Alcan, 1904, p. 10. •
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