332 -qui entoure le grand homme chargé d'une mission historique. A l'égard de celui qui détient les clefs du salut (ou - en termes temporels - celles de l'avenir, d'un avenir assuré), il n'est en vérité de sentiment adéquat que la dévotion. Que ne doit-on à celui qui incarne la communauté tout entière, et grâce auquel chacun se trouve libéré du fardeau des responsabilités ... C'est qu'il a bien voulu les assumer toutes : lui seul pense, décide, prévoit. Ainsi, en fin de compte, le pouvoir dévolu à l'hommeprovidence est .plus que sacerdotal ; chacun attend de lui non seulement le salut spirituel, mais le bien-être temporel. * * * C / EST A UNE TELLE AUTORITÉ, à la fois spirituelle et temporelle, que songe Saint-Simon, qui reste l'un des grands théoriciens de la structure utopiste du pouvoir. Comme, dans la perspective saint-simonienne, la politique ne tardera pas à devenir une science d'observation que seuls des spécialistes qualifiés seront à même d'appliquer, il conviendra de confier les destinées de l'humanité à une oligarchie de savants, constituée en organe suprême. C'est le Conseil de Newton 15 • Mais dans le système cette instance centrale ne joue pas seulement un rôle politique : elle préside à un culte. Parmi les utopistes du début du XIX~ siècle, Saint-Simon se distingue en effet des visionnaires convaincus que la société de demain n'obéira qu'à la raison pure. Plus sagement, l'auteur du Mémoire sur la science de l'homme estime que la cohésion sociale ne saurait être fondée sur les seules données scientifiques (en quoi il est très en avance sur nombre d'utopistes éminents de notre temps, tels Bertrand Russell .et Julian Huxley).' Saint-Simon n'entend nullement, lui, renoncer au secours de la religion, dont le pouvoir ne cesse de le fasciner, car il entrevoit tout ce que le système industrialiste gagnerait à assujettir à ses besoins une telle force unitive. A cet effet le christianisme, ou plus précisément ce qu'il appelle le « nouveau christianisme », lui semble tout désigné. D'ailleurs il affectionne les termes <l'Eglise : dans son Mémoire il appelle de ses vœux l'élection, par les .savants placés à la tête de la Cité, d'un pape de la science nouvelle. 15. Saint-Simon : Lettres d'un habitant de Genève à se& contemporains (1803). Le Conseil de Newton est le conseil central de l'humanité, mais chaque partie du globe peut avoir un • conseil particulier de Newton •· Aussi Saint-Simon parle-t-il également de • conseils de Newton •· Cf. l'éd. Péreire, Paris, Alcan, 1925, pp. 53-55. BibliotecaGino Bi-anco LE CONTRAT SOCIAL Le Conseil de· Newton se compose de vingt et un · génies, mi-~avants, mi-pontifes. Ces grands initiés - choisis avec toute l'attention nécessaire - savent « · imposer silence » aux amateurs qui se contentent, en matière de politique et des choses de l'esprit, de vain « parlage ». Les conseillers président aussi au nouveau culte, .centré autour de la figure de Newton et célébré dans les temples érigés en l'honneur de celui-ci. Les dogll_lesde la religion saint-simonienne sont donnés comme certains, immuables et intangibles : ils sont consignés dans un catéchisme qui est enseigné dans les écoles. Saint-Simon ne se fait aucun scrupule de reconnaître qu'il prend pour modèle de son nouveau clergé la caste sacerdotale égyptienne ou indienne, à la fois héritière unique du savoir scientifique et détentrice exclusive du pouvoir politique. ~ Secrétaire, puis disciple de Saint-Simon, Auguste Comte souscrira plus pleinement encore au principe d'un pouvoir d'essence sacerdotale. Les dogmes fondamentaux de la foi positiviste, bases de l'ordre social nouveau, seront définis par l' « autorité compétente », qu'aucun intérêt ne sépare plus du peuple et dont on ne saurait donc révoquer en doute la tendre sollicitude à l'égard de ses administrés. Le peuple aime ses chefs tout autant que ceuxci l'aiment parce que, faute. de pouvoir comprendre le dogme lui-même, il comprend qu'il faut un dogme et qu'il y faut croire. On verra donc les citoyens contrits se présenter en confiance au confessionnal : chacun, sachant que ses chefs n'ont à cœur que son bien, leur dira tout. * * * A LA FAVEUR des progrès de l'industrialisa:- tion et de la réflexion sut les problèmes sociaux qu'elle soulève, l'idéal utopiste, tout au long du XIXe siècle, ne cesse de se préciser. SaintSimon a montré la voie : la Cité future se modèle de plus en plus nettement sur la grande industrie. Mais à mesure que le modèle prend forme grandit aussi l'impatience de passer enfin à l'action. Toute moderne qu'elle soit, la nouvelle école , . . ~ . . n en conserve pas moins un trait caracterist1que de l'utopisme de tous les temps : la méconnai~sance aussi bien des données empiriques que. des courants véritables qui travaillent .la société en la transformant. Les analyses restent orientées vers une « solution finale », ou plutôt, elles traduisent comme par le passé l'aspiration sempiternelle à la résolution ·définitive
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