TH. MOLNAR soviétiques s'évertuent à collectiviser l'agriculture. Autant dire que les occasions ne leur ont pas manqué de rétablir la propriété privée du sol et de résoudre ainsi le problème du ravitaillement de la population industrielle. Pourtant, s'il est jamais de statistiques sûres, c'est bien dans ce domaine : il est établi de manière incontestable, de l'aveu même des autorités soviétiques, que les lopins individuels alloués aux kolkhoziens et aux sovkhoziens et cultivés pendant les quelques heures subtilisées chaque mois à l'exploitation officielle fournissent à la population plus de la moitié de sa nourriture. En dépit de quoi les responsables de ce bilan désastreux ne songent même pas à admettre l'échec de leur système, encore moins à en changer. Si les vivres manquent, cela ne peut s'expliquer que par le degré insuffisant de « conscience socialiste ». Ainsi se dégage un autre principe constitutif de la société utopiste, non moins essentiel que celui de l'uniformité : l'immutabilité. Or l'application de ce principe va directement à l'encontre de la réalisation des promesses initiales : le dépassement définitif du politique, le triomphe de la libre association. On ne saurait en effet garantir la permanence des institutions et de la discipline sociales sans serrer progressivement la vis : aussi, pour unir les hommes, l'utopiste va-t-il compter de moins en moins sur l'amour et de plus en plus sur la force. Mais ce n'est pas seulement dans les cités effectivement tombées entre leurs mains que les doctrinaires ont recours, pour mater la nature humaine rebelle, à l'ultima ratio regum. Il suffit de lire nos auteurs tant soit peu attentivement pour constater que 1e pouvoir de coercition intervient tout aussi bien dans leurs cités imaginaires. Dans celles-ci comme dans celles-là, la cohésion sociale n'est en effet assurée, en dernière analyse, que par l'action constante des dirigeants. Non, certes, de l'aveu explicite de l'utopiste. La logique de son système lui interdit en effet d'admettre que la Cité puisse user de contrainte, il doit même nier qu'elle ait, « à proprement parler », des chefs. Il ne peut y avoir de dirigeants puisqu'il y aurait alors des dirigés : la société serait divisée - et du coup le principe politique reparaîtrait au grand jour. ~arvenus à ce point, les utopistes tournent résolument autour du pot. Les uns nous disent - avec Saint-Simon, Comte, Engels et alia - que le gouvernement des hommes aura été remplacé par l'administration des choses (comme si les « choses » n'étaient pas dans la mouvance humaine, faites par et pour l'homme, Biblioteca Gino Bianco 331 comme si nos relations avec nos semblables n'étaient pas en partie déterminées par celles que nous entretenons avec ces « choses »). D'autres penseurs affirment, avec les communistes, qu'à partir du moment où le pays est propriété du peuple, nulle autorité ne s'y exerce que par délégation du peuple souverain. Mais avec Newcastle 13 nous savons ce que parler veut dire : le mot « peuple » est bien de ceux dont il est le plus facile d'abuser. (Ainsi les chefs communistes se prétendent représentants du « peuple » - et ici « peuple » signifie le parti, qui est la chose de ces mêmes chefs.) Une troisième école veut que les gardiens de la Cité, loin de constituer une classe dirigeante, tiennent de Dieu la mission d'assurer le bonheur et le salut de l'humanité. Autrement dit, ces auteurs justifient la théocratie (ou son équivalent séculier, le règne de la nécessité historique), régime qui réintroduit le principe politique, sacralisé et d'autant plus impitoyable, sous le couvert d'une Parole que nul ne songe à récuser et que les chefs sont seuls habilités à interpréter. Enfin, il · arrive que pour se laver de tout soupçon d'autoritarisme, l'auteur se fasse tout bonnement casuiste. On trouve dans !'Icarie ce bel exemple des deux mesures : - Vous avez donc aussi la loi du Couvre-feu, cette loi qui paraissait si tyrannique ! - Imposée par un tyran, ce serait en effet une intolérable vexation : mais, adoptée par le Peuple entier, dans l'intérêt de sa santé et du bon ordre dans le travail, c'est la loi la plus raisonnable, la plus utile, et la mieux exécutée 14. Ce qu'ont en commun les quatre grandes tendances utopistes que nous venons de caractériser, c'est de présupposer chez le pasteur un cœur empli d'amour pour ses ouailles. Cet « amour » est tout autre chose que le sens des responsabilités qui anime le chef temporel, tout autre aussi que l'amour au sens courant. Car les gardiens de la Cité ne sont pas de simples mortels, ce sont les Elus, les Purs - plus proches donc de Dieu ou de l'axe de !'Histoire, et marqués au front du signe distinctif : tantôt la richesse spirituelle, tantôt la maîtrise de la dialectique marxiste. Qu'une telle élite se penche avec amour sur le matériel humain dont il a la garde, comment s'en étonner? Il va de soi aussi que l'élan est réciproque. Le mouvement de l'âme qu'inspire au commun des mortels le Père de la Cité ne procède pas de la fidélité à sa personne ou du simple sens civique ; il ne doit rien non plus à la vénération 13. Cf. op. cit., note 1 ,upra. 14. Cabet : Voyage en Icarie, 2• éd., Paris, 1842, chap. XII, p. 108.
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