Le Contrat Social - anno X - n. 6 - nov.-dic. 1966

330 une rigueur minutieuse non seulement l' éten- . due maximale des terres qu'il est permis à chaque famille de posséder, mais jusqu'aux ornements du foyer, jusqu'aux éléments du mobilier. L'Etat ne saurait tolérer chez le citoyen la moindre velléité de se singulariser. Et sous la signature de .ce prince de l'Eglise catholique et romaine· on peut lire que les enfants « appartiennent moins à leurs parens, qu'à la république » 8 • Uniformité, symétrie, enrégimentation : il ne manque plus au tétraèdre que l'égalité totale. Déjà dans Les Lois Platon avait retenu les trois premiers principes. Dans ce dialogue - archétype de tant de constructions à venir - l'auteur fixe à cinq miile quarante le nombre des chefs de famille qui peupleront sa colonie imaginaire. Ils sont divisés en quatre classes de censitaires, selon leur situation de fortune. La ville proprement dite « sera le plus possible au centre du pays », !'Acropole sera bâtie au centre de la ·ville. « C'est à partir de ce centre que se fera, en douze portions, le sectionnement, tant de la ville même que de tout le territoire. » Les maisons particulières situées à la périphérie seront construites de sorte que « toute la ville forme un unique rempart grâce à l'uniformité, à la similitude des habitations ». Les terres attribuées à cha~ que chef de famille seront partagées en deux portions, l'une plus proche de la ville, l'autre plus éloignée. Enfin « chaque citoyen a deux résidences : ceile qui est au voisinage du centre et ceIIe de la périphérie » 9 • Dans les Voyages et aventures de Jacques Massé, ouvrage de Tyssot de Patot 10 , publié anonymement en 1710, des naufragés découvrent une île où règne partout une symétrie parfaite : les maisons même sont rigoureuse- . ment carrées, les jardins pareillement.· De même, et malgré son titre prometteur, la collection des Voyages imaginaires, romanesques, merveilleux, allégoriques, amusans, comiques et critiques, suivis des Songes et visions, et des romans cabalistiques 11 insiste non moins, tout au long de ses trente-neuf volumes, sur l'uniformité qui prévaut dans chacun des pays « romanesques » et « merveilleux » qui s'y trouvent décrits. Quant à leurs habitants, ils mènent invariablement une existence réduite à son expression la plus simple, dans un temps et dans un espace strictement réglés ; dans son 8. Fénelon : Les Aventures de Télémaque, livre XI (fin). 9. Platon : Les Lois, 737e, 744c, 745b-c, 779b, 745e. Les citations sont tirées de la traduction de Léon Robin. ( 10. Selon le Dictionnaire des anonymes de Barbier, 11, Paris, Cuchet, 1787-89, 39 vol. in-8°, Biblioteca Gino Bi-anco LE CONTRAT SOCIAL comportement de quasi-robot, .chacun obéit. à un très petit nombre de besoins non moins bien ordonnés. Raymond Ruyer appuie à juste titre sur cette hantise de la régularité : Presque tous les mondes utopiques sont symétriques, arrangés avec régularité, comme un jardin à l'italienne ou à la française... Symétrique, la République de Platon (et corre~pondant symétriquement au corps humain) ;. symétrique, Ja capitale de l'Atlantide; symétrique, l'Utopi: de Mon1s où toutes les villes se ressemblent, et ou les maiso~s sont alignées régulièrement, toutes de même forme, toutes à trois étages; symétrique de -même la Cité du Soleil, de Campanella, formée de sept grands cercles concentriques portant les noms des sept planètes. Sale~, èapitale du Pays des Ça!sares, est un carré parfait, ou coule un fleuve divisé en canaux parallèles. Symétriques encore beaucoup d'utopies récentes. Dans la capitale de !'Icarie de Cabet, les rues ne se ressemblent pas, mais chaque rue est faite de seize maisons particulières, de même style, avec un édifice public à chaque bout 12 • En composant son utopie; l'auteur s'érige en législateur suprême et omnipuissant. Que les habitants de sa Cité s'avisent de penser ou d'agir par eux-mêmes, et voilà faussés tous ses calculs, brouillés tous les fils si soigneuesment réunis entre ses mains. Friedrich von Hayek et Karl Popper l'ont bien remarqué l'un et l'autre : devant la complexité de -sa tâche, le Grand Planificateur ne résiste pas à la tenta- ,tian d'en simplifier les données, en faisant abstraction des différences individuelles ou en les supprimant, · en uniformisant résolument toutes les convictions, toutes les orientations. D'où le rôle capital réservé à l'éducation ou propagande - jusqu'au jour béni où chaque citoyen ayant strictement les mêmes intérêts, il ne pourra que partager les idées et les aspi~ . . ' rations communes a tous .. Pour l'utopiste en effet aucun progrès authentique ne saurait procéder de la libre initiative de l'individu, de sa volonté d'exceller. D'une part, tant que l'individu ne s'est pas fondu dans la collectivité, les motifs de son · effort .fle peuvent avoir la pureté requise. D'autre part, même en admettant qu'un progrès quelconque puisse résulter de la mise en œuvre spontanée de qualités exceptionneIIes, ce progrès serait trop chèrement acquis. Mieux vaut se passer des fruits des découvertes les plus fécondes, scientifiques, artistiques ou autres, que de faire courir à la vie ordonnée et· planifiée de la coilectivité un risque quelconque de changement, avec ce qu'il comporte de conséquences imprévisibles. Cela fait, par exemple, un demi-siècle que les dirigeants 12. Raymond Ruyer : L'Utopie et les utopi~, Paris, P.U,F., 1950, pp. 41-42. .

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