TH. MOLNAR position réciproque affirme qu'une longue habitude de l'uniformité donrie un sentiment de sécurité - sentiment que l'utopiste identifie à l'amour. Il en va souvent de même de no~ jours chez les psychologues et les pédagogues soucieux de développer la « sociabilité » - ce qui dans leur langage signifie l'amour ; l'homme « sociable » doit sacrifier ce qui le différencie, il doit se « conformer ». La même confusion est faite par Campanella dans la Cité du Soleil : Les enfants qui sont venus au monde sous la même constellation ont une ressemblance physique et morale · ils sont liés entre eux par une forte amitié, ils se s~utiennent par une affection mutuelle, et il en résulte au sein de la Cité une bienfaisante et inaltérable concorde 3 • * * * ·c I EST DANS L'ÉDUCATION, à défaut d'effluences astrales favorables, que l'utopiste place en général ses plus hautes espérances .. Par éducation il entend la formation, ou plutôt l'implacable façonnage des âmes et des cœurs qui imprégnera chaque citoyen des sentiments voulus et lui inculquera une fois pour toutes la même conception, claire et univoque, de ce qui constitue le bi~n de la Cité. Saint-Simon déjà avait conçu à cet effet une académie appelée à « travailler au perfectionnement du code des sentiments » 1 réunissant, aux côtés des savants les plus qual_ifiésen matière de morale, de droit et de théologie, des peintres et des poètes. On sait aussi qu'il préconisait, outre la « doctrine générale » et la « science générale », un « catéchisme national » renfermant « l'enseignement élémentaire des principes qui doivent servir de base à l'organisation sociale » :;. De la mise en œuvre de ces moyens éducatifs Saint-Simon attendait la disparition de tous les maux affligeant la société : l'arbitraire, l'incompétence, l'intrigue. Le maintien de l'ordre dans l'humanité nouvelle sera assuré d'autant plus aisément que le peuple, dûment endoctriné, s'inclinera spontanément devant le savoir-faire de l'élite dirigeante. Ainsi naîtra une société fraternelle, unissant familles, cités, nations en une seule république fondée sur l'unique et juste doc3. Campanella : La Cité du Soleil, traduction d'Alexandre Zévaès, Parts, Vrin, 1950, p. 63. Cf. aussi la traduction de .Jules Rosset, ln Œuvres choisies de Campanella, Paris, Lavigne, 1844. 4. Saint-Simon : De l'organisation sociale, fragments d'un ouvrage inédit. Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantln, Paris, Dentu, tome XXXIX (1875), pp. 164 sqq. Il s'agit de I'• académie des beaux-arts •, une autre académie étant chargée • de la formation d'un bon code des Intérêts •· 5. Id. : Du ay,Mme induatriel, Ibid., tome XXII (1869), p. 237. Biblioteca Gino Bianco 329 • , • I'\ trine. A sa tête s1egera un magistrat supreme, qui devra son élévation non au suffrage du peuple, mais à sa vertu propre : il « sera une loi vivante ». Jusque-là, dans l'histoire des hommes deux Maîtres étaient apparus : Moïse leur avait révélé la loi, Jésus l'amour. Il éta~t réservé à Saint-Simon de leur apporter la troisième et ultime révélation - celle du progrès. Mais la liberté ? Saint-Simon répondait en nov-langue a que ce que l'on entendait par là autrefois n'était que servitude et fatalité ; au contraire sous le « règne de l'autorité » annoncé par les saint-simoniens, l'humanité connaîtra enfin la liberté vraie. Dans la société de demain chacun obéira librement, car l'Etat usera non plus de la contrainte, mais de l'éducation 7 • * * * A CE STADE, l'utopisme se nourrit encore d'amour, de vertu, d'enthousiasme et de religiosité - le tout teinté de quelque impatience, car il a hâte de s'accomplir. La métamorphose qu'il attend du matériel humain exige que celui-ci soit d'abord préparé. Ainsi va s'opérer dans la doctrine un glissement, marqué d'abord par l'abandon du thème de l'amour, puis par l'instauration progressive d'un culte nouveau, celui de l'uniformité et de la symétrie. Ces divinités finissent par faire l'objet d'une dévotion sans limites, d'une adulation sans fard. On en connaît maint exemple dans l'antiquité païenne, mais à aucune époque les zélateurs n'ont fait défaut. Il n'est pas jusqu'au doux abbé de Fénelon qui ne rivalise d'austérité avec les Thomas Morus, Bacon et Campanella dès que, dans Télémaque, il s'applique à légiférer. Tout luxe est banni de la république dt l'évêque de Cambrai ; la loi y détermine avec 6. Allusion au newspeak stigmatisé par George Orwell dans son roman : 1984. Sur la théorie saint-simonienne de la • liberté vraie •, cf. également l'analyse d'Yves Lévy dans notre dernier numéro (sept.-oct. 1966) : • Libertés formelles, libertés réelles •· - N.d.l.R. 7. Au catéchisme national de Saint-Simon allaient en succéder bien d'autres. Voici par exemple ce qu'apprennent les tout-petits dans l'utopie socialiste de Condé Pallen, Crucible Island (New York 1919) : Q. - Qui t'a engendré? R. - L'État souverain. Q. - Pourquoi t'a-t-il engendré? R. - Pour que je puisse à jamais le connaitre, l'aimer et le servir. Q. - Qu'est l'État souverain? R. - L'État souverain est l'Humanité dans son essence composée et parfaite. Q. - Pourquoi l'~tat est-il suprême? R. - L'État est suprême parce qu'il est mon Créateur et mon Conservateur, celui en lequel et par lequel je suis et me meus, et sans lequel je ne suis pas. Q. - Qu'est-ce que l'individu? R. - L'individu n'est que partie du tout et n'est fait que pour le tout; Il ne s'achève et ne s'accomplit parfaitement qu'au sein de l'~tat souverain. Les individus ne sont faits que pour s'associer, comme le font les pieds, et les mains, et les paupières, et les dents du dessus avec les dents du dessous. r
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