328 . don1inante. Le règne de la peur et de la suspicion interdit tout autre groupement, le pouvoir s'interpose partout, jusque dans la vie quotidienne de chacun. L'ensemble des relations sociales, depuis les moins codifiées jusqu'aux « .contrats » de Proudhon, étant soumis désormais à l'autorité minoritaire (Parti, Etat), cette emprise même donne naissance, comme l'a remarqué Karl Popper, à des formes nouvelles de relations. Le politique retrouve ainsi tous ses droits - mais démesurément renforcés. * * * DANS L'APPAREIL DE SÉDUCTION que déploie l'utopiste, il n'est sans doute de charme plus efficace que l'amour - ce lien doux et fort qui unit les habitants de sa Cité. Rien ne rassure autant le néophyte inquiet de tels aspects plutôt lugubres de la Vie nouvelle - la géométrisation sociale, l'enrégimentation, voire le despotisme - que la certitude qu'ils ne font nullement · obstacle au règne de l'amour. Bien au contraire, ils en découlent. Dans cette voie les utopistes chrétiens ont poussé aussi loin que possible, mais trop nombreux déjà furent les penseurs païens qui les y précédèrent (Platon n'est pas du nombre). Certes, pour les préchrétiens, le principe moteur de la Cité n'est pas l'amour proprement dit, mais .ce qui à leurs yeux s'en rapproche le mieux - la sagesse. C'est ainsi que dans sa critique de la République, le stoïcien Zénon de Citium décrit une communauté de sages où règnent des mœurs si parfaites que les rouages sociaux perdent toute raison d'être. Précurseur singulier du marxisme, Zénon rejette du même coup tout l'attirail de la civilisation - de même -que la société sans classes met au rebut la religion, l'art, la littérature, « moments » désormais transcendés et transmués dans l'expérience esthétique de l'individu enfin libre. Dans l'utopie de Zénon, les arts se sont évanouis, avec la famille, les institutions, les classes sociales : le sage ne peut avoir pour . . . ' vrai parent comme pour vrai concitoyen qu un autre sage. Plus de cérémonies religieuses, de temples ni de clergé; de tribunaux ni d'armées; de commerce ni de monnaie - la table est rase. Or les stoïciens avaient été les premiers à répandre dans le monde grec l'idée de société universelle. Le cosmopolitisme naissait avec les conquêtes d'Alexandre, l'extension du monde hellène jusqu'aux confins de la Méditerranée et au-delà, presque jusqu'au cœur de l'Asie. A la faveur. des nouvelles facilités de communication, de la réduction soudaine des BibliotecaGino·Bianco LE CONTRAT SOCIAL distances, de la multiplication des contacts entre communautés jusque-là isolées, les gens instruits se laissaient bercer - tout comme ceux d'aujourd'hui - d'espérances universalistes. Pendant que dans une autre péninsule une obscure république forgeait les armes qui allaient en faire la maîtresse de l'univers, rien n'empêchait de rêver sous le Portique à la Cité des sages. Norman Cohn attire l'attention sur deux ouvrages de l'antiquité, fortement teintés de cette tradition stoïcienne 2 • L'un doit dater du IIe siècle av. J.-C., l'autre du IIe siècle de notre ère. Le premier nous décrit la vie des Héliopolitains dans les sept îles des Bienheureux. La passion de l'uniformité s'y affirme sans ambages : les jours et les nuits sont de durée égale, l'unique saison est l'été. Quatre tribus fortes chacune de quatre cents membres se partagent chacune des îles. Chaque citoyen jouit d'une parfaite santé, chacun est beau, mais pas plus que son voisin, et chacun à son tour participe à toutes les tâches nécessaires, qu'il s'agisse de pêcher ou d'administrer la Cité (idée qui sera chère également à Marx). La terre, l'outillage sont la propriété indivise de tous, et les ·femmes de même. Les enfants sont élevés par la collectivité et de manière telle qu'aucune mère ne sache distinguer les siens. Ainsi, pas d'héritage, pas de droit successif, pas de dispute entre ayants droit ; d'ailleurs les Bienheureux n'ont qu'une loi, celle de nature, dont l'observation suffit à maintenir l'harmonie •Sociale. L'homme-soleil, parvenu à l'âge de cent cinquante ans, renonce de luimême à la vie et s'éteint l'âme en paix. L'_autre ouvrage a été attribué, à tort peutêtre, à la secte gnostique des Carpocratiens. L'idée égalitaire s'y affirme avec non moins de force : le soleil répand uniformément ses bienfaits, il brille pour chacun et pour tous. De même la justice de Dieu fonde la « communauté dans l'égalité » - dont l'homme n'a pas voulu et qu'il a détruite par le moyen de lois instituant la propriété privée, donc le crime. De même · l'homme, en refusant de s'accoupler librement, « à l'instar des animaux », désobéit à la loi divine. Rien n'est plus caractéristique de l'esprit utopiste que cette confusion, commune aux·deux auteurs ~nonymes, de l'amour avec l'uniformité. En Utopie l'amour interdit à l'amant d'exceller, car exceller, c'est se séparer. La pro2. Norman Cohn: The Pursuit of the Millenium Londres 1957, pp. 197-99. Trad. franç. : Les Fanatiques de l'Apocalypse, Paris, Julliard, 1962.
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