DE L'UTOPIE ET DES UTOPISTES* par Thomas Molnar L E DÉP AS SEMENT du principe politique est à la clef de l'entreprise utopiste : la Cité de l'avenir n'a plus besoin d'être gouvernée, elle a pour unique ressort l'association. Dès lors èomment retomberaitelle dans les errements anciens ? Mais sitôt qu'il se frotte aux. réalités humaines, l'utopiste retrouve le politique à l'œuvre. Déjà en effet le malin principe s'est faufilé dans les rangs de la nouvelle société des égaux. N'abrite-t-elle pas dans son sein, aux côtés des âmes régénérées, des sujets réfractaires ? Et à vrai dire ne sont-ils pas légion ? Ils forment même une majorité; mais peu importe. On aura tôt fait, en règle générale, de désigner minorité la masse des récalcitrants, de la qualifier, cette poignée d'hommes, de rétrograde et perverse, de dénoncer le danger de contamination, de corruption que présentent cependant ces déchets de l'époque révolue. Aussi n'est-il d'autre moyen, pour assurer le salut des uns et des autres, que de prendre soi-même le commandement. Provisoirement s'entend, le temps pour les purs d'accomplir leur tâche immédiate, qui est de séparer le bon grain de l'ivraie : d'un côté ceux que leurs qualités de soumission et de zèle rendent dignes d'aspirer au salut, de l'autre les réprouvés, à chasser à jamais de la république. « Tant que l'épuration n'est pas achevée, écrit Newcastle, il n'existe pas de peuple réel, la volonté du peuple est foncièrement corrompue 1 • » Ainsi la majorité chargée de l'épuration se voit fon- • Fragment d'un ouvrage à paraitre prochainement aux Etats-Unis. t. Lord Percy of Newcastle : The Heruu of Democracu, p. 40. Biblioteca Gino Bianco dée à perpétuer indéfiniment - jusqu'au jour où elle-même jugera achevée l'œuvre de rédemption - un pouvoir absolu et impitoyable. Que la Cité idéale reste pure œuvre d'imagination ou qu'on tente de l'instaurer sur terre, il n'est d'utopie où le politique n'impose sa loi - et de manière envahissante. Si cette vérité n'apparaît pas immédiatement au grand jour, c'est en raison de la singularité de l'entreprise. L'objet de toute utopie est d'instaurer le règne des Parfaits. Or la minorité qui croit incarner cet idéal est convaincue qu'elle est doublement garante de l'avenir - par son existence même et par sa parfaite connaissance du chemin : la Cité sera donc bâtie quoi qu'il arrive, et s'il survient un obstacle, il sera tôt ou tard écarté. Dès lors tout est dit. Puisque demain on touchera au but, ce qui est fait aujourd'hui y concourt. Quelles que soient les décisions prises, elles aboutissent infailliblement : autant de mesures appliquées, autant de barrages qui sautent sur la route de l'avenir. Plus s'étend et s'affermit le pouvoir de la minorité dominante, plus elle s'exalte dans la certitude du trion1phe toujours plus proche : l'omnipuissance .confère l'omniscience - d'où le caractère quasi divin que finissent par revêtir les interventions des Sages dans les affaires du siècle. On voit de quelle façon est assurée, à la satisfaction des doctrinaires, la prédominance du principe d'association sur le principe politique - idée première de l'utopisme. Sont effectivement abolies, comme prévu, les institutions, anéantis les corps intermédiaires. Mais l'association a été étranglée au berceau. Il n'en reste que le simulacre, dans les formes autorisées et les limites déterminées par la minorité
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