Le Contrat Social - anno X - n. 6 - nov.-dic. 1966

revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - NOV.-DÉC. 1966 B. SO UV ARINE .......... . LÉON EMERY .......... .. THOMAS MOLNAR ...... . Vol. X, N° 6 La troisième guerremondiale Le communisme et la culture De l'utopie et des utopistes L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE S. VORONITSYNE ........ . Le conflit de la science et du « diamat » DÉBATS ET RECHERCHES CLAUDE HARMEL ....... Planification, démocratie, despotisme QUELQUES LIVRES Comptes rendus par JEAN-PAUL DELBÈGUE, LUCIEN LAURAT YVES LÉVY et AIMÉ PATRI CHRONIQUE De l'Oural à l'Atlantique L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Contre-révolution culturelle en Chine INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

kCOM1Jlj rtt1ut l,istori41u tl ,rilÎfllt Jts /11its tt Ats iJ/11 NOV.-D~C. 1966 VOL. X, N° 8 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . LA TROISIÈME GUERRE MONDIALE..... 319 Léon Emery . . . . . . . . . LE COMMUNISME ET LA CULTURE. . . . . 321 Thomas Molnar . . . . . . DE L'UTOPIE ET DES UTOPISTES. . . . . . . 327 L'Expérience communiste S. Voronitsyne . . . . . . . LE CONFLIT DE LA SCIENCE ET DU « DIAMAT » 337 Débats et recherches Claude Harmel. . . . . . . PLANIFICATION, DÉMOCRATIE, DESPOTISME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341 Quelques livres Jean-Paul Delbègue . . L'ÉTHIQUE PROTESTANTE ET L'ESPRIT DU CAPITALISME, SUIVI D'UN AUTRE ESSAI, de MAX WEBER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352 Lucien Laurat. . . . . . . . LA NOUVELLE ÉCONOMIQUE, d'EUGÈNE PRl:0BRAJENSKY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354 Yves Lévy . . . . . . . . . . LA CHOSE PUBLIQUE EN AFRIQUE OCCIDENTALE, de: W. ARTHUR LEWIS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357 Aimé Patri . . . . . . . . . . LE MATÉRIALISME DIALECTIQUE, de GUSTAVE WETTER, S.J. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360 POUR MARX, de LOUIS ALTHUSSER; LIRE «LE CAPITAL », de L. ALTHUSSER et autres. . . . . . . 362 Chronique DE L'OURAL A L'ATLANTIQUE .•... ,.............................. 364 L'Observatoire des deux Mondes CONTRE-Rl:VOLUTION CULTURELLE EN CHINE Livres reçus .. . . . . . . . . . .... . . . . . . . . . TABLES DU VOLUME X (1966) TABLES DES VOLUMES I A X (1957-1966) Biblioteca Gino Bianco 368

revue ltistori'l~e et critique JeJ /aitJ et Je1 idées Novembre-Décembre 1966 Vol. X, N° 6 , LA TROISIÈME GUERRE MONDIALE L'AGRESSION COMMUNISTE du Nord contre le Sud au Vietnam opère suivant des voies et 1noyens que la défense ne saurait employer par réciprocité : il s'agit de sapes et de mines, d'infiltrations cancéreuses, d'assassinats et de rapts en série, de cruautés sans nom, de terreur et de terrorisme. De ce fait, les deux camps ne font pas la même guerre. Il est hors de question que les A1néricains, appelés à la rescousse par le Sud, imitent les ass~illants du Nord : ils ne peuvent se battre qu'avec leurs propres armes et selon leurs propres méthodes aux côtés des résistants du Sud. De véritables combats classiques . ont lieu· pourtant, mais trop limités pour que la fin des hostilités en résulte. Malgré l'aide matérielle et morale apportée par l'Union soviétique et la Chine communiste, les Nord-Vietnamiens n'escomptent évidemment pas une victoire militaire, mais ils espèrent néanmoins un succès final sous l'effet des pressions multiples exercées sur la polttique américaine par les pays, les partis, les groupes et mouvements divers influencés par la machination communiste. Les « sans scrupules conscients » de Moscou et de Pékin s'y entendent à exploiter le pacifisme, l'humanitarisme et un pseudo-libéralisme perverti, au service de leurs entreprises politiques. D'où s'ensuivent notamment les nombreuses expressions et manifestations de la faune bigarrée des « intellectuels de gauche » qui font illusion et dressent une part croissante de l'opinion publique ignorante et crédule contre les Etats-Unis, coupables à leurs yeux de faire honneur aux engagements soucrits, conjointement avec la France, en vertu de ce pacte du Pacifique dénommé traité de l'Asie du Sud-Est. Il reste à savoir si, comme au temps de la guerre de Corée, les communistes et leurs satellites parviendront à leurs fins, c'est-à-dire à dissuader les Etats coalisés du Pacifique d'aller jusqu'au bout de leur tâche ingrate. Mais cette fois, un libéralisme authentique et clairvoyant s'affirme des deux côtés de Biblioteca Gino Bianco l'Atlantique pour s'opposer aux impostures et aux sophismes de droite ou de gauche .. Par exemple le Reporter, de New York, que les détracteurs systématiques de l'Amérique auront du mal à taxer d'impérialisme, de colonialisme ou autres paralogismes. Dans son numéro du 6 octobre dernier, Ivl. Edmond Taylor, qui observe de longue date la scène française, compare les commentaires de presse sur la campagne de Corée à ceux de nos jours au sujet du Vietnam, et· il est frappé de leur similitude : même vocabulaire trompeur, n1ê1nesarguties monotones, même attitude perfide ou irresponsable. Il cite, naturellement, le . Monde et des publications « de gauche » peu ragoûtantes qu'il a eu le courage de lire, entre autres une revue qui ose .s'intituler Esprit (naguère apologiste du stalinisme) où il retrouve un texte de novembre 1951 sur la guerre en Corée exactement semblable aux proses actuelles sur la guerre au Vietnam. L'identité d'inspiration et l'analogie de la polémique sont significatives, que M. Taylor discerne en observateur perspicace. La retraite américaine que préconisent les défaitistes ne vaudrait au monde qu'une simple trêve, suivie de tragédies plus amples et désastreuses encore, ce qu'explique pertinem1nent l'Economist, de Londres, doPt la solide réputation de libéralisme traditionnel défie les trublions soi-disant de gauche traîtres à la démocratie relative, mais réelle, dont ils servent les fossoyeurs. Dans son numéro du 20 août 1966, le célèbre hebdo1nadaire londonien analyse l'état des choses qu'il appelle la « Troisième Guerre mondiale », une guerre qui ne ressemble pas à la deuxième, laquelle diffé~ rait de la première. Pour les besoins de sa démonstration, l'Economist part de l'article publié au début de septembre 1965, sous le titre de « La guerre populaire >>, par Lin Piao, porte-parole reconnu et successeur présomptif de Mao, annonçant les perspectives de révolution universelle où la Chine s'attribue le rôle dirigeant. Tous les

320 sinologues et commentateurs attitrés de la presse bavarde ont mis en valeur la thèse principale de cet article qui reprend au compte des Chinois staliniens une idée de Boukharine énoncée en 1925, puis introduite dans le programme de l'Internationale communiste en 1928, pour opposer les « campagnes mondiales » aux « cités mondiales », c'est-à-dire les pays arriérés aux grands centres industriels. Mais la théorie restée sur le papier quarante ans plus tôt devient un plan d'action pratique en tant que « guerre populaire » pour Mao et Lin Piao, à notre époque. « Les peuples des autres parties du monde verront (...) que ce que peut faire le peuple du Vietnam, ils peuvent le faire aussi », telle est la phrase-clef du plan d'action chinois signé Lin Piao, et que l'Economist précise en ces tern1es : « La vérité brutale est que (...) la Chine a désigné le Vietnam comme un cas-test pour ce qu'elle proclame être une nouvelle sorte de guerre. C'est une guerre terrestre, menée par des formations relativement petites d'hommes très braves préparés à tenir des années durant avec une tactique d'embuscades et de terrorisme jusqu'à ce que craquent les nerfs de l'adversaire. Ceux qui croient que cette technique de guerre populaire doit être contrecarrée, parce que son but est d'établir une forme de société inacceptable, n'ont pas d'autre choix que de la combattre sur son propre terrain, c'est-à-dire par une guerre terrestre. Ce n'est pas la guerre qu'il faut à la place qu'il faut. Les guerres défensives le sont rarement. Ce n'est pas la sorte de guerre que les Américains seront capables de mener à diverses reprises dans d'autres parties du monde. Mais si elle finit bien au Vietnam, il y aura chance de ne pas avoir à l'entreprendre ailleurs encore. Si la minorité insurgée au Sud Vietnam· échoue à s'emparer du pouvoir par la force des armes, les minorités insurgées en d'autres lieux y réfléchiront à deux fois avant de croire qu'avec Lin Piao, elles auront partie , gagnee. » Ainsi la question est bien posée par l'Economist, qui avait commencé par constater que « les Américains, et seuls les Américains, sont en mesure de faire quelque chose à propos de l'homme-problème des années 60 », du Mao fauteur de guerre populaire. « Dans dix ans, si la Chine est encore trop pauvre pour exporter des armes et des missionnaires, la thèse de Lin Piao sur la révolution de notre temps sera aussi dégonflée que l'ambition démesurée du Nasser des années 50. » Mais une vue optimiste ne peut servir d~ base à une politique. BibliotecaGino Bi·anco LE CONTRAT SOCIAL Les Américains, comme· tous autres à leur place, sont tenus de prendre les projets chinois au sérieux. Ils n'aiment certainement pas cette guerre atroce, mais bon nombre de ceux qui les critiquent ne sauraient désavouer le postulat de la politique américaine, à savoir qu'il importe à présent de tenir la Chine en respect. Ceci admis, il n'y a pas d'alternative, on doit le faire au Vietna~. Le sénateur Fulbright soutient que le Président aurait dû consulter d'abord le Congrès : « L'argument serait de plus grand poids si M. Truman avait consulté le Congrès avant de décider que les Américains devaient défendre la Gr~ce et la Turquie [doctrine Truman] en 1947. » L' Economist interroge les défaitistes de l'espèce Walter Lippmann : « Comment pouvez-vous défendre les parties non communistes de l'Asie à moins d'être prêts à combattre en Asie ? » Ceux qui réprouvent la guerre au Vietnam, mais ne veulent pas non plus d'une vague de guérillas à travers l'Asie, « ont le devoir de se demander : où pensent-ils que cette vague puisse être endiguée ? ». D'aucuns disent que la guerre en cours risque de s'étendre en troisième guerre mondiale : « En un sens, elle est déjà la troisième guerre mondiale. Il n'a pas dépendu des Américains qu'elle soit devenue, un banc d'essai pour les théories de Mao et de Lin Piao. » Et l'Economist, cité ou t7op brièvement résumé ici, termine en questlonnan t les critiqueurs de bonne foi : si vous estimez « que l'Amérique a une responsabilité envers les nations non communistes d'Asie ' vous ne pouvez esquiver la question qui se pose : où suggérez-vous de tenir le coup, sinon en combattant au Vietnam ? ». Il semble probable qu'à défaut de guerre ~u Vietnam, les états-majors communistes en feront surgir une autre ailleurs, ne serait-ce qu'au Proche-Orient où elle sévit déJ'à limitée ' ' au Yémen, non sans l'appui de Moscou à Nas- . ser, et où s'accumule en Egypte, en Syrie, en Irak, en Somalie, un formidable arsenal d'armements~ soviétiques. L'Economist n'envisage pas cette éventualité dont les préparatifs se poursuivent à ciel ouvert. Il faut pourtant regarder la réalité en face et comprendre que le programme communiste, à Moscou comme à Pékin, est une déclaration de guerre au monde libre tout entier, non aux seuls EtatsUnis, gufrre sui generis, sporadique, sur le fond habituel d'inlassables hostilités politiques, et dont les péripéties ne cesseront de surprendre les dupes !ncorrigibles de la « coexistence pacifique » inventée par Staline. B. Souv ARINE.

LE COMMUNISME ET LA CULTURE par Léon ON SE SOUVIENT d'un fait récent, d'autant plus remarquable qu'il fut d'abord très remarqué : deux écrivains russes assez notoires, convaincus d'être des mal-pensants et de s'être exprimés avec irrévérence au sujet de Sa Majesté. l'Etat soviétique, furent condamnés par un tribunal de Moscou à de lourdes peines correctives. Au temps de Staline, l'affaire serait restée inaperçue, les impies disparaissant soudain comme tant d'autres dans l'anonyme obscurité des camps de concentration ; reconnaissons qu'il y eut cette fois un semblant de procédure juridique, de jugement public et même, en faveur des accusés, un mouvement d'opinion, dont on ne réfréna pas très brutalement la ·manifestation. Cela même est fort intéressant, mais il y a plus : l'un des écrivains ainsi promus à une triste célébrité passagère avait, sous le pseudonyme d'Abram Tertz, publié en France un essai qui met en cause toute la conception soviétique de la culture, donc la doctrine officielle du « réalisme socialiste », et qu'on peut lire à la fin d'un recueil de nouvelles intitulé Le Verglas : nous ne saurions laisser passer cette occasion de nous pencher un moment sur un problème capital. * * * R IEN de plus banal que de se référer au fanatisme religieux, aujourd'hui très atténué, désavoué par toutes les Eglises, pour comprendre le fanatisme politique qui en a pris la relève avec une virulente énergie. On doit cependant relever une différence qui rend le second plus injustifiable encore que le premier. Lorsque les inquisiteurs d'antan envoyaient leurs victimes au cachot ou au bûcher, BibliotecaGino Bianco E11;1ery ils pouvaient du moins se flatter de l'idée qu'ils travaillaient à sauver des âmes, les sévices corporels n'ayant· par rapport à cette fin qu'une importance secondaire ; cette excuse n'a évidemment aucun sens pour des adeptes du matérialisme historique. Si les pensées des hommes sont, en chaque siècle, conditionnées ou même déterminées par l'état général de la société et des techniques, on voit mal pourquoi il serait nécessaire de faire agir sur elles des contraintes supplémentaires, en vue de pratiquer systématiquement le lessivage des cerveaux. En fait, ce processus accélérateur, pour qui tient à l 'expliquer doctrinalement, se rattache à une police et à une tactique ; il se retrouve d'ailleurs à plusieurs niveaux, comme nous allons le rappeler succinctement. Selon la théorie, c'est toujours la classse régnante qui impose ses normes et ses codes, cela bien entendu conformément à ses intérêts vitaux. Tant que la bourgeoisie est au pouvoir, elle confère à sa tyrannie un caractère hypocrite ; elle se réclame du libéralisme intellectuel, mais en fait la presse, l'édition, l'école sont façonnées selon ses directives et les pensées ne .circulent que dans la mesure permise. La période militante de la révolution impliquant le remplacement d'une classe par une autre, il s'ensuit que tout l'appareil de divulgation des idées doit subir le plus vite possible la mainmise des nouveaux maîtres, mainmise légitime cette fois puisqu'elle se fait ostensiblement au nom du peuple tout entier. A-t-on jamais vu, en pleine guerre, liberté laissée à l'ennemi de corrompre l'opinion ? Tant que dure le combat, un combat dont il incombe à la classe victorieuse de dire s'il est ou non terminé, l'oppression des esprits, pratiquen1cnt

322 traduite par une propagande homogène et continue, n'est qu'une forme de la mobilisation, qui s'y dérobe devant être traité comme un ennemi, un déserteur ou un traître ; et cela du moins est clair. Mais au second degré nous voici, la paix revenue, dans l'Etat révolutionnaire et populaire; s'ensuit-il que le libéralisme bourgeois va reprendre droit de cité ? On sent bien que la logique du système répond par la négative et qu'on va seulement officialiser franchement, adoucir peut-être en quelques points, ce qui a été imposé par le communisme de guerre. Ce qui, dans la société capitaliste, n'était que masque et tromperie, « opium du peuple », se purifie par une sorte de loyauté massive, car il n'est qu'une vérité, celle que le Parti promulgue au nom du peuple. Outre qu'en rigueur la guerre n'est jamais achevée, car il faut toujours se méfier des noyaux contre-révolutionnaires, le problème qui se pose maint~nant pour arriver le plus vite possible à la perfection de la société sans classes est celui de l'efficacité de chacun dans l'effort collectif et discipliné, ce ·qui suppose prise de conscience personnelle au sein· de la conscience collective. La vérité d'Etat ne se donne plus comme propagande, mais comme éducation indéfinie, planification du travail mental, exigence du meilleur rendement socialiste. Que sont les fantaisies d'un individu par rapport à des buts aussi immenses ? Il ne reste plus qu'un pas ou qu'une étape à franchir pour se montrer pleinement conséquent. Le programme culmine en effet dans l'affirmation que le socialisme authentique n'est pas seulement un mode politique et économique parmi d'autres, mais une civilisation parfaite, digne de l'homme intégralement nouveau qu'on est en train de préparer pour elle. Qui ne voit que l'immensité du projet redonne pleine vigueur au vieil adage qui veut que la fin justifie les moyens ? * * * DEMANDONS maintenant à l'histoire contemporaine quelques précisions éclairantes. Il .est peu douteux que l'exemple le plus démonstratif soit celui du communisme chinois qui s'emploie avec un acharnement démesuré à faire coïncider pratique et théorie, ce qui le situe encore dans l'élan d'un triomphe relativement récent. A diverses reprises, au temps du « grand bond en avant », alors qu'il était ordonné de créer une métallurgie locale dans tous les villages, ou bien de rationaliser toutes les formes de l'existence privée dans les communes populaires, on· put croire que la BibliotecaGino Bianc·o LE CONTRAT SOCIAL limite de la démence était atteinte ou dépassée, que l'inévitable échec de ces ·expériences insensées allait ramener les dirigeants vers un peu plus de réalisme ; mais les récentes extravagances des « gardes rouges », chaudement approuvées par le pouvoir sans qu'elles l'engagent tout à fait, montrent bien que les reculs et les assouplissements sont toujours de pure tactique et que la doctrine demeure intouchable. Puisque les Chinois· se flattent d'être les vrais continuateurs de Lénine, ils devraient _bien relire La Maladie infantile du commu- :nisme, car il y a dans leur fanatisme bonne part d'infantilisme et jamais on ne le vit mieux qu'au cours des incidents actuels. · Ce qui importe le plus à notre propos, c'est le fait que la Chine, fidèle à Staline, considère le culte de la personnalité non pas comme une conséquence ou une poussée adventice, mais comme la pierre angulaire du système ; s'il est un point sur lequel s~accordent tous les visiteurs venus d'Occident, quelle que soit leur tendance, c'est bien l'aveu de leur lassitude, de leur stupeur ou de leur effroi devant l' accablant psittacisme qui fonde toutes les opinions en tous domaines sur la « pensée » de Mao, pensée infaillible par définition. Le communisme chinois est donc une théocratie matérialiste, suspendue tout entière à la personne d'un roi-pontife qui est en même temps le révé-· lateur et l'exégète des tables de la loi. Il se pourrait que la continuelle et furieuse dénonciation des « révisionnistes » de Moscou, injustifiable selon la logique et le pragmatisme politique, découlât du crime fondamental qu'on leur reproche, du sacrilège qu'ils commirent lorsqu'ils s'en prirent au culte de la personnalité ; depuis ce moment la Chine est la seule patrie d'une religion communiste, unitaire et totalitaire, que les Soviétiques ont laïcisée, donc irrémédiablement viqée de sa substance. . . Ainsi donc la révolution ·va bien au-delà de sa définition classique, d'un· transfert d'une classe à une autre du pouvoir et de la propriété. Pour en comprendre le vrai sens - et dût cette régression sembler paradoxale, - il ne faut pas hésiter à remonter dans le passé bien avant Marx, à revenir jusqu'aux Têtes rondes de Cromwell et aux jacobins français de 1793 ; ce qui est en cause dans tous les cas, c'est bien la création d'une civilisation nouvelle, l'inauguration' d'une ère nouvelle, comme en témoigne avec candeur l'adoption par la Convention du calendrier républicain, preuve simple et claire que tout recommence en un autre style. De même, la Chine de Mao se donne pour devoir suprême non pas tant de réorganiser "

L. EMERY l'industrie et l'agriculture que de résoudre un immense problème moral, d'unir étroitement, dans la ferveur d'un culte personnalisé, le communisme, le nationalisme et la volonté de puissance. Lorsque de jeunes énergumènes se déchaînent contre tous les vestiges d'une société archaïque et s'en prennent indifféremment aux temples, aux enseignes et aux costumes, ils peuvent paraître odieux et ridicules, mais ils ont droit pourtant à la louange des _ chefs, car ils montrent qu'ils ont bien compris la leçon ; ne dit-on pas d'ailleurs que ces iconoclastes primaires accomplissent une « révolution culturelle » ? Formule emphatique, mais qui correspond du moins à la partie négative et destructive de cette révolution ; le clubiste qui faisait d'une église un grenier n'était-il pas convaincu, lui aussi, qu'il raturait un passé maudit? Tout autrement difficile est la partie constructive de la révolution, dont on ne saurait trop répéter qu'elle est essentiellement pédagogique, ayant pour fin dernière la formation de l'homme nouveau. En ce sens donc, il est vrai de dire que les Chinois prétendent travailler à l'édification d'une culture et qu'ils s'y appliquent avec un fanatisme tout à fait cohérent. Que l'enseignement du peuple soit, par tous les moyens, une incessante et obsédante propagande, il est superflu de le rappeler ; mais on doit ajouter que les chefs le reconnaissent sans difficulté, car ils savent que dans la civilisation qui naît l'individu est un résidu des temps anciens, un grain de sable dans la machine, et qu'il convient de bien préparer la pâte par le conditionnement de chacun ainsi fondu dans la masse. De même entrent en jeu la confession publique, l'autocritique, l'obligation de s'humilier avec délices et d'obéir avec joie, l'obligation aussi pour les intellectuels de s'adonner périodiquement aux tâches les plus viles et de sentir qu'ils s'y éduquent pour gagner droit d'accès au meilleur des mondes. Allons plus loin encore : rien n'explique mieux les principes de la politique intérieure chinoise que la position prise à l'égard de la littérature, des arts, de l'histoire et même de la science, bref de tout ce que, par tradition, nous intégrons dans la culture et concevons en fonction de notre passé. Admettons volontiers que participent à la genèse de la culture l'instinct des foules, l'art populaire, les imaginations et les pensées collectives ; nous n'en croyons pas moins que rien ne s'achève et ne trouve sa forme pure sans l'intervention des élites, des hommes de talent et des hommes de génie. Or voilà bien Biblioteca Gino Bianco 323 ce que récuse le communisme de Mao, et qui lui paraît pénétré d'un damnable esprit réactionnaire. Tout vient de la masse, dès l'instant qu'elle est consciente d'elle-même, de ses droits absolus et de sa mission, libérée des préjugés reçus d'une civilisation de mandarins, d'aristocrates et de bourgeois. Pour nous en tenir à un seul exemple, songeons à cet historien fameux, membre du Parti de surcroît, qui, après s'être traîné dans la fange au propre et au figuré, après avoir goûté ainsi l'ineffable bonheur de se sentir identique à la masse sous le regard de Mao, désavoue ses travaux savants et se félicite de les voir détruire parce qu'il a compris que la nouvelle histoire n'est point là. Elle est · en effet dans les mille témoignages anonymes que les ouvriers et les paysans sont invités à rédiger et qui, s'ajoutant les uns aux autres, constitueront le monument de la vérité nue, l'œuvre de tous faite pour tous, la révélation authentique d'un génie indivisé ; il en sera progressivement de même de toutes les œuvres artistiques et littéraires. Laissons aux sceptiques le soin de demander si cette révolution s'étendra aux sciences et si Mao s'en remet à la masse du soin de construire l'armement atomique en quoi il met tant d'espoirs ... C'en est assez pour comprendre qu'on n'a jamais peut-être appliqué tant de constance impitoyable à pétrir le corps social jusqu'à ce que les survivances de la vie personnelle soient enfin . ,. exorc1sees. * * * L E DUR PORTRAIT de la Chine communiste exigerait, s'il pouvait être dessiné, des reliefs coupants et des tons crus ; celui de !'U.R.S.S. porterait déjà sur lui une sorte de patine, car on ne peut éviter de subir les effets d'une expérience déjà longue. Le moment chimiquement pur de cette expérience fut marqué par l'apogée du stalinisme, puisque c'est alors qu'on vit une sorte de fureur démoniaque et méthodique soumettre les hommes à la rigueur inhumaine de la doctrine. Nous ne saurons jamais si Staline fut seulement un despote implacable, fou d'orgueil et de méfiance, ou bien s'il eut vraiment la conviction de porter en lui une immense nouveauté. Quoi qu'il en soit, nous constatons que, là aussi, la pièce maîtresse du système est bien le culte de la personnalité, c'est-à-dire celui du chef unique et infaillible qui prononce souverainement sur la politique, la biologie, la linguistique, l'esthétique et toutes les sciences humaines sans restriction. A ce degré d'éminence, il est normal que la pensée du maître rayonne sur tous, .,.

324 que l'hétérodoxie soit un crime, que la culture · soit une prédication continue, que la puissance de l'ordre social réside en son homogénéité ; si le principe est mis en cause, tout devient vulnérable, voire périssable. Sans doute les épigones de Staline ont veillé à la conservation de l'appareil politique sur lequel ils ont pouvoir et auquel ils doivent le pouvoir. Grâce à cet appareil, nous avons toujours le spectacle d'une unanimité automatique, correspondant à on ne sait quelle épure démocratique et derrière laquelle tout se passe dans le secret des luttes de clans ou de personnes. Mais que subsiste-t~il de l'âme vivante, de la foi où. se confondaient la terreur et l'idolâtrie ? Toute réponse· trop nette à cette question serait plus conjecturale que positive, mais. on voit déjà en tout cas pourquoi le problème de la culture, qui se confond dans. une large mesure. avec. celui de. la vie intellectuelle, conditionne le développement de la Russie soviétique. ·Au plan du raisonnement, tout demeure simple et immuable : il doit être entendu qu'un Etat communiste n'a que faire de cette liberté de pensée, à la fois anarchique et frauduleuse, que la bourgeoisie tolère ou entretient partout où elle règne sans combat, et que la culture doit être celle dont le peuple tire avantage. Toutefois, l'application de ces ·prémisses est moins rigoureuse qu'en Chine et la politique ·suivie admet toujours mieux les mitigations ; rien ne peut faire que la Russie n'ait été largement liée à l'histoire occidentale, ni· qu'elle ne soit riche de·monuments artistiques et littéraires dont elle ne songe à rien renier, encore moins à détruire, qu'elle se borne à présenter sous un éclairage tendancieux. Staline lui-même fit servir certains souvenirs du passé russe à sa propagande nationaliste et se donna - ou du moins se laissa donner·---- Ivan le Terrible et Pierre le Grand pour garants. · · La Russie communiste n'est donc pas coupée de ses traditions ; elle a même la sagesse de reprendre dans son héritage des t'résors longtemps tenus dans l'ombre. Jour mémorable que celui, très récent' d'ailleurs, où l'on fut de nouveau ·autorise à lire Dostoïevski. On sait que l'exemple le plus évident de ces compromis est fourni par le statut officiel de l'Eglise· orthodox·e; certes, elle. est politisée, domestiquée, mais, nonobstant" l'athéisme marxiste, si draconien en sà lettre, elle n'est · point interdite. Reste, d'autre· part, l'immense domaine réservé de la science ; les Russes en sont trop férus et ils en orit trop besoin, qu'il s'agisse de l'agronomie ou de .Pindustrie atomique, pour ne pas . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL lui laisser une sorte d'indépendance déternitnée par le contrôle de l'expérience, la valeur des résultafs, les rapports inévitables avec les savants des autres pays. Dans le rideau de fer bien des fissures vont en s'élargissant · et l'Union soviétique n'en est plus à vouloir se replier jalousement sur elle-même. Il ne faudrait cependant pas aller trop vite ou trop loin. Outre qu'il n'est pas question d'atténuer le monopole totalitaire de l'enseignement, de la recherche et des moyens d'expression, nous devons considérer plus spécialement deux domaines : celui de l'histoire et celui de la création artistique et littéraire. Convenons d'abord qu'en tout pays l'histoire, matière assfZ fluide, est rétrospectivement commandée par des révisions périodiques, qui ont l'air de se faire toutes seules, mais c'est en U.R.S.S. que ces reconstructions du passé en fonction du présent, imposées d'aut~rité, sont d'une fréquence décourageante et livrent avec une sorte de candeur les raisons opportunistes de leurs vicissitudes. Que Staline lui-même et nombre de· personnages de moindre importance soient tour à tour glorifiés ou relégués dans les oubliettes, c'est démonstration patente que l'histoire est avant tout catéchisme civique, recel de la vérité orthodoxe, légalisation pseudo-scientifique des intérêts du moment. Elle modèle des perspectives et des opinions sans· qu'on ait pouvoir d'en discuter ; elle fournit au citoyen soviétique, selon les consignes du pouvoir, un cadre intellectuel à la fois constant et mobile.· Nous arrivons à l'empire qui nous semble devoir être par excellence ou vocation celui de la libre création, celui des lettres et des arts. En ces matières, la Russie peut se prévaloir d'un beau passé, et il n'y a pas de raison -de lui contester le droit de rivaliser sur ce terrain avec n'importe laquelle pes nations occidentales. Mais c'est ici qu'intervient le dirigisme communiste qui veut imposer de produire la beauté comme on produit une marcha_ndise d'utilité publique, en se - subordonnant au fameux principe qui porte condamnation du formalisme bourgeois et presc;rit -d'œuvrer selon les normes du « réalisme socialiste ». Le formalisme bourgeois, c'est, nous l'entendons bien, tout art égoïste et frivole, très naturellement engendré par une civilisation décadente qui ne cherchè plus qu'à donner satisfaction à des curiosités oisives ou à des sens dépravés ; · le réalisme socialiste englobe ou patronne toùt ce qui veut illustrer la vérité populaire, saine et forte, dont la. représentation n·e peut qu'armer. et développer la conscience des tra-

L. EMERY • vailleurs. Il va de soi que la doctrine vertueuse est assurée de l'emporter puisqu'elle dispose de l'appui des écoles et des académies, reçoit les prix et les palmes, est agréée de plein droit par les journaux, les revues et les services de l'édition. En fait, ce réalisme est un conformisme moral et pédagogique sur lequel on compte pour exciter le sentiment du devoir socialiste ; il nous ramène, non certes par le style, mais par l'intention, à une certaine forme d'art bourgeois qui, du moins chez nous, n'était pas obligatoire, mais se proposait elle aussi de contribuer au maintien de l'ordre en louant le travail, l'économie et l'obéissance aux lois. On est mal venu à porter un jugement d'ensemble, toujours beaucoup trop sommaire, sur les fruits de l'esthétique officielle imposée aux intellectuels russes ; il semble bien pourtant qu'on soit en droit de les tenir pour fort piètres. Autant qu'on en puisse juger, la production littéraire s'aligne sur un type banal et pesant, les meilleurs écrivains étant trop facilement suspects d'hérésie ainsi que l'exemple de Pasternak l'a révélé au monde entier ; le dernier prix Nobel, attribué d'ailleurs à des œuvres déjà anciennes, n'a mis en lumière que des beautés frustes et prolixes, cernées d'un trait lourd. On se souvient d'autre part des rudes semonces infligées à des musiciens de la taille de Prokofiev ou bien des truculentes diatribes sous lesquelles Khrouchtchev écrasait les peintres modernes. Plus acceptables par nature sont les directives qui régissent l'architecture, la sculpture monumentale et l'urbanisme ; encore n'ont-elles fomenté, tout le monde est bien d'accord sur ce point, qu'un art colossal et monotone où la technique l'emporte sur l'inspiration. Comme toujours, le résultat d'une excessive intervention officielle dans l'art et les lettres ne peut être que l'ennui ; aussi n'est-il pas surprenant qu'on nous parle assez fréquemment de la détresse morale des jeunes intellectuels russes, quelquefois des suicides qui mettent fin à certaines vies prometteuses. Nous nous gardons de tirer de ces épisodes des conclusions excessives, mais il reste que l'intelligentsia dirigée s'englue dans la tiédeur, le mécanisme, la monotonie, et que beaucoup de Russes, lorsqu'ils ne prennent pas le parti de se consacrer aux sciences et à la technique, se laissent attirer par les audaces de l'Occident, qu'il ne leur es-t pas facile de bien connaître. Moins tyrannique, vétilleuse et primaire que la révolution culturelle chinoise, celle des Soviétiques n'en deviendra pas moins, à la BibliotecaGino Bianco 325 longue, cause d'engourdissement ou d'embourgeoisement, la nouvelle classe des profiteurs du régime l'adaptant inconsciemment à ses habitudes et à ses besoins. * * * L ES DESPOTES sont les premiers à savoir qu'aucun régime n'est viable s'il se réduit à une armature administrative, militaire et policière ; cette mécanique a besoin d'une âme qui, au degré le plus élémentaire, ne peut être que le culte du chef, ce dernier n'hésitant jamais à se donner pour un bienfaiteur, un sauveur, voire, comme N'Krumah, un rédempteur. Mais dans un pays de quelque impor• tance, dont l'histoire est toujours liée à celle d'une culture, cette adoration est partie intégrante ou prédominante d'une doctrine qu'on entretient constamment par la propagande, l'école et tous les rites sociaux. C'est pourquoi on ne saurait trop souligner le caractère artificiel des gigantesques constructions communistes qui se ruinent par l'intérieur dans la mesure où leurs principes s'anémient ; c'est pourquoi il serait capital de pouvoir suivre avec une certaine précision l'évolution mentale des nouvelles générations en Russie et en Chine. La disparition du culte de Staline est irrévocable et il faudra bien que Mao lui-même achève sous peu de devenir un héros de légende. Tout est possible, y compris un puissant réveil religieux qui ferait tomber en morceaux les chaînes intellectuelles du « marxismeléninisme ». Telle est donc une des vues générales vers quoi nous sommes conduits, mais il en est au moins une autre. Sous le rapport de la vie culturelle, le monde occidental et le monde communiste sont engagés en une pseudo-compétition dont leur avenir dépend largement. Certes, nous tenons trop à la liberté de la pensée pour ne pas préférer hautement notre conception à celle qui sévit de l'autre côté du rideau de fer, mais est-ce à dire que nous puissions nous féliciter sans nulle réserve de ce qui se passe chez nous ? Même si elle est outrée et déviée, la critique du formalisme bourgeois mérite un sérieux examen, car il est trop vrai que notre culture, qui veut se gratifier de tous les avantages de la liberté, souffre gravement de l'exploitation mercantile, du dérèglement dilettante poussé jusqu'à l'absurde et de l'immoralisme le plus cynique. Nous sentons de plus en plus en elle quelque chose de trouble et de malsain ; il est d'ailleurs frappant de constater que, dans les nouvelles du Verglas, qui révèlent un indéniable talent, l'évasion hors

326 de la doctrine officielle soviétique s'accompa- · -gne non d'euphorie ou de la joie de vivre, mais de concessions à la névrose, au cynisme et au pessimisme. Le « réalisme socialiste » et, bien plus encore, la « révolution culturelle » chinoise sont appauvrissants et étouffants, mais nous devons craindre que notre laxisme anarchique soit, de mille manières, symptôme et cause de décadence. Ce n'est pas le lieu ni le moment de proposer des remèdes ; bornons-nous à dire que tout n'est pas à rejeter absolument dans la Biblioteca Gino B1·anco· LE CONTRAT SOCIAL • critique de notre culture qui fleurit à Moscou et qui restitue à un ordre social et moral de~ droits que nous méconnaissons beaucoup trop. L'infinie complexité du problème nous interdit d'aller plus loin. Reste que si nous voulons essayer de comprendre ce qui travaille obscurément les masses communistes, nous devons renoncer à tout vouloir expliquer par le pétrole, les tracteurs et l'électricité. Comme toujours, plus que jamais peut-être, le monde est dominé par les passions et les croyarices. LÉON EMERY . • • ,

DE L'UTOPIE ET DES UTOPISTES* par Thomas Molnar L E DÉP AS SEMENT du principe politique est à la clef de l'entreprise utopiste : la Cité de l'avenir n'a plus besoin d'être gouvernée, elle a pour unique ressort l'association. Dès lors èomment retomberaitelle dans les errements anciens ? Mais sitôt qu'il se frotte aux. réalités humaines, l'utopiste retrouve le politique à l'œuvre. Déjà en effet le malin principe s'est faufilé dans les rangs de la nouvelle société des égaux. N'abrite-t-elle pas dans son sein, aux côtés des âmes régénérées, des sujets réfractaires ? Et à vrai dire ne sont-ils pas légion ? Ils forment même une majorité; mais peu importe. On aura tôt fait, en règle générale, de désigner minorité la masse des récalcitrants, de la qualifier, cette poignée d'hommes, de rétrograde et perverse, de dénoncer le danger de contamination, de corruption que présentent cependant ces déchets de l'époque révolue. Aussi n'est-il d'autre moyen, pour assurer le salut des uns et des autres, que de prendre soi-même le commandement. Provisoirement s'entend, le temps pour les purs d'accomplir leur tâche immédiate, qui est de séparer le bon grain de l'ivraie : d'un côté ceux que leurs qualités de soumission et de zèle rendent dignes d'aspirer au salut, de l'autre les réprouvés, à chasser à jamais de la république. « Tant que l'épuration n'est pas achevée, écrit Newcastle, il n'existe pas de peuple réel, la volonté du peuple est foncièrement corrompue 1 • » Ainsi la majorité chargée de l'épuration se voit fon- • Fragment d'un ouvrage à paraitre prochainement aux Etats-Unis. t. Lord Percy of Newcastle : The Heruu of Democracu, p. 40. Biblioteca Gino Bianco dée à perpétuer indéfiniment - jusqu'au jour où elle-même jugera achevée l'œuvre de rédemption - un pouvoir absolu et impitoyable. Que la Cité idéale reste pure œuvre d'imagination ou qu'on tente de l'instaurer sur terre, il n'est d'utopie où le politique n'impose sa loi - et de manière envahissante. Si cette vérité n'apparaît pas immédiatement au grand jour, c'est en raison de la singularité de l'entreprise. L'objet de toute utopie est d'instaurer le règne des Parfaits. Or la minorité qui croit incarner cet idéal est convaincue qu'elle est doublement garante de l'avenir - par son existence même et par sa parfaite connaissance du chemin : la Cité sera donc bâtie quoi qu'il arrive, et s'il survient un obstacle, il sera tôt ou tard écarté. Dès lors tout est dit. Puisque demain on touchera au but, ce qui est fait aujourd'hui y concourt. Quelles que soient les décisions prises, elles aboutissent infailliblement : autant de mesures appliquées, autant de barrages qui sautent sur la route de l'avenir. Plus s'étend et s'affermit le pouvoir de la minorité dominante, plus elle s'exalte dans la certitude du trion1phe toujours plus proche : l'omnipuissance .confère l'omniscience - d'où le caractère quasi divin que finissent par revêtir les interventions des Sages dans les affaires du siècle. On voit de quelle façon est assurée, à la satisfaction des doctrinaires, la prédominance du principe d'association sur le principe politique - idée première de l'utopisme. Sont effectivement abolies, comme prévu, les institutions, anéantis les corps intermédiaires. Mais l'association a été étranglée au berceau. Il n'en reste que le simulacre, dans les formes autorisées et les limites déterminées par la minorité

328 . don1inante. Le règne de la peur et de la suspicion interdit tout autre groupement, le pouvoir s'interpose partout, jusque dans la vie quotidienne de chacun. L'ensemble des relations sociales, depuis les moins codifiées jusqu'aux « .contrats » de Proudhon, étant soumis désormais à l'autorité minoritaire (Parti, Etat), cette emprise même donne naissance, comme l'a remarqué Karl Popper, à des formes nouvelles de relations. Le politique retrouve ainsi tous ses droits - mais démesurément renforcés. * * * DANS L'APPAREIL DE SÉDUCTION que déploie l'utopiste, il n'est sans doute de charme plus efficace que l'amour - ce lien doux et fort qui unit les habitants de sa Cité. Rien ne rassure autant le néophyte inquiet de tels aspects plutôt lugubres de la Vie nouvelle - la géométrisation sociale, l'enrégimentation, voire le despotisme - que la certitude qu'ils ne font nullement · obstacle au règne de l'amour. Bien au contraire, ils en découlent. Dans cette voie les utopistes chrétiens ont poussé aussi loin que possible, mais trop nombreux déjà furent les penseurs païens qui les y précédèrent (Platon n'est pas du nombre). Certes, pour les préchrétiens, le principe moteur de la Cité n'est pas l'amour proprement dit, mais .ce qui à leurs yeux s'en rapproche le mieux - la sagesse. C'est ainsi que dans sa critique de la République, le stoïcien Zénon de Citium décrit une communauté de sages où règnent des mœurs si parfaites que les rouages sociaux perdent toute raison d'être. Précurseur singulier du marxisme, Zénon rejette du même coup tout l'attirail de la civilisation - de même -que la société sans classes met au rebut la religion, l'art, la littérature, « moments » désormais transcendés et transmués dans l'expérience esthétique de l'individu enfin libre. Dans l'utopie de Zénon, les arts se sont évanouis, avec la famille, les institutions, les classes sociales : le sage ne peut avoir pour . . . ' vrai parent comme pour vrai concitoyen qu un autre sage. Plus de cérémonies religieuses, de temples ni de clergé; de tribunaux ni d'armées; de commerce ni de monnaie - la table est rase. Or les stoïciens avaient été les premiers à répandre dans le monde grec l'idée de société universelle. Le cosmopolitisme naissait avec les conquêtes d'Alexandre, l'extension du monde hellène jusqu'aux confins de la Méditerranée et au-delà, presque jusqu'au cœur de l'Asie. A la faveur. des nouvelles facilités de communication, de la réduction soudaine des BibliotecaGino·Bianco LE CONTRAT SOCIAL distances, de la multiplication des contacts entre communautés jusque-là isolées, les gens instruits se laissaient bercer - tout comme ceux d'aujourd'hui - d'espérances universalistes. Pendant que dans une autre péninsule une obscure république forgeait les armes qui allaient en faire la maîtresse de l'univers, rien n'empêchait de rêver sous le Portique à la Cité des sages. Norman Cohn attire l'attention sur deux ouvrages de l'antiquité, fortement teintés de cette tradition stoïcienne 2 • L'un doit dater du IIe siècle av. J.-C., l'autre du IIe siècle de notre ère. Le premier nous décrit la vie des Héliopolitains dans les sept îles des Bienheureux. La passion de l'uniformité s'y affirme sans ambages : les jours et les nuits sont de durée égale, l'unique saison est l'été. Quatre tribus fortes chacune de quatre cents membres se partagent chacune des îles. Chaque citoyen jouit d'une parfaite santé, chacun est beau, mais pas plus que son voisin, et chacun à son tour participe à toutes les tâches nécessaires, qu'il s'agisse de pêcher ou d'administrer la Cité (idée qui sera chère également à Marx). La terre, l'outillage sont la propriété indivise de tous, et les ·femmes de même. Les enfants sont élevés par la collectivité et de manière telle qu'aucune mère ne sache distinguer les siens. Ainsi, pas d'héritage, pas de droit successif, pas de dispute entre ayants droit ; d'ailleurs les Bienheureux n'ont qu'une loi, celle de nature, dont l'observation suffit à maintenir l'harmonie •Sociale. L'homme-soleil, parvenu à l'âge de cent cinquante ans, renonce de luimême à la vie et s'éteint l'âme en paix. L'_autre ouvrage a été attribué, à tort peutêtre, à la secte gnostique des Carpocratiens. L'idée égalitaire s'y affirme avec non moins de force : le soleil répand uniformément ses bienfaits, il brille pour chacun et pour tous. De même la justice de Dieu fonde la « communauté dans l'égalité » - dont l'homme n'a pas voulu et qu'il a détruite par le moyen de lois instituant la propriété privée, donc le crime. De même · l'homme, en refusant de s'accoupler librement, « à l'instar des animaux », désobéit à la loi divine. Rien n'est plus caractéristique de l'esprit utopiste que cette confusion, commune aux·deux auteurs ~nonymes, de l'amour avec l'uniformité. En Utopie l'amour interdit à l'amant d'exceller, car exceller, c'est se séparer. La pro2. Norman Cohn: The Pursuit of the Millenium Londres 1957, pp. 197-99. Trad. franç. : Les Fanatiques de l'Apocalypse, Paris, Julliard, 1962.

TH. MOLNAR position réciproque affirme qu'une longue habitude de l'uniformité donrie un sentiment de sécurité - sentiment que l'utopiste identifie à l'amour. Il en va souvent de même de no~ jours chez les psychologues et les pédagogues soucieux de développer la « sociabilité » - ce qui dans leur langage signifie l'amour ; l'homme « sociable » doit sacrifier ce qui le différencie, il doit se « conformer ». La même confusion est faite par Campanella dans la Cité du Soleil : Les enfants qui sont venus au monde sous la même constellation ont une ressemblance physique et morale · ils sont liés entre eux par une forte amitié, ils se s~utiennent par une affection mutuelle, et il en résulte au sein de la Cité une bienfaisante et inaltérable concorde 3 • * * * ·c I EST DANS L'ÉDUCATION, à défaut d'effluences astrales favorables, que l'utopiste place en général ses plus hautes espérances .. Par éducation il entend la formation, ou plutôt l'implacable façonnage des âmes et des cœurs qui imprégnera chaque citoyen des sentiments voulus et lui inculquera une fois pour toutes la même conception, claire et univoque, de ce qui constitue le bi~n de la Cité. Saint-Simon déjà avait conçu à cet effet une académie appelée à « travailler au perfectionnement du code des sentiments » 1 réunissant, aux côtés des savants les plus qual_ifiésen matière de morale, de droit et de théologie, des peintres et des poètes. On sait aussi qu'il préconisait, outre la « doctrine générale » et la « science générale », un « catéchisme national » renfermant « l'enseignement élémentaire des principes qui doivent servir de base à l'organisation sociale » :;. De la mise en œuvre de ces moyens éducatifs Saint-Simon attendait la disparition de tous les maux affligeant la société : l'arbitraire, l'incompétence, l'intrigue. Le maintien de l'ordre dans l'humanité nouvelle sera assuré d'autant plus aisément que le peuple, dûment endoctriné, s'inclinera spontanément devant le savoir-faire de l'élite dirigeante. Ainsi naîtra une société fraternelle, unissant familles, cités, nations en une seule république fondée sur l'unique et juste doc3. Campanella : La Cité du Soleil, traduction d'Alexandre Zévaès, Parts, Vrin, 1950, p. 63. Cf. aussi la traduction de .Jules Rosset, ln Œuvres choisies de Campanella, Paris, Lavigne, 1844. 4. Saint-Simon : De l'organisation sociale, fragments d'un ouvrage inédit. Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantln, Paris, Dentu, tome XXXIX (1875), pp. 164 sqq. Il s'agit de I'• académie des beaux-arts •, une autre académie étant chargée • de la formation d'un bon code des Intérêts •· 5. Id. : Du ay,Mme induatriel, Ibid., tome XXII (1869), p. 237. Biblioteca Gino Bianco 329 • , • I'\ trine. A sa tête s1egera un magistrat supreme, qui devra son élévation non au suffrage du peuple, mais à sa vertu propre : il « sera une loi vivante ». Jusque-là, dans l'histoire des hommes deux Maîtres étaient apparus : Moïse leur avait révélé la loi, Jésus l'amour. Il éta~t réservé à Saint-Simon de leur apporter la troisième et ultime révélation - celle du progrès. Mais la liberté ? Saint-Simon répondait en nov-langue a que ce que l'on entendait par là autrefois n'était que servitude et fatalité ; au contraire sous le « règne de l'autorité » annoncé par les saint-simoniens, l'humanité connaîtra enfin la liberté vraie. Dans la société de demain chacun obéira librement, car l'Etat usera non plus de la contrainte, mais de l'éducation 7 • * * * A CE STADE, l'utopisme se nourrit encore d'amour, de vertu, d'enthousiasme et de religiosité - le tout teinté de quelque impatience, car il a hâte de s'accomplir. La métamorphose qu'il attend du matériel humain exige que celui-ci soit d'abord préparé. Ainsi va s'opérer dans la doctrine un glissement, marqué d'abord par l'abandon du thème de l'amour, puis par l'instauration progressive d'un culte nouveau, celui de l'uniformité et de la symétrie. Ces divinités finissent par faire l'objet d'une dévotion sans limites, d'une adulation sans fard. On en connaît maint exemple dans l'antiquité païenne, mais à aucune époque les zélateurs n'ont fait défaut. Il n'est pas jusqu'au doux abbé de Fénelon qui ne rivalise d'austérité avec les Thomas Morus, Bacon et Campanella dès que, dans Télémaque, il s'applique à légiférer. Tout luxe est banni de la république dt l'évêque de Cambrai ; la loi y détermine avec 6. Allusion au newspeak stigmatisé par George Orwell dans son roman : 1984. Sur la théorie saint-simonienne de la • liberté vraie •, cf. également l'analyse d'Yves Lévy dans notre dernier numéro (sept.-oct. 1966) : • Libertés formelles, libertés réelles •· - N.d.l.R. 7. Au catéchisme national de Saint-Simon allaient en succéder bien d'autres. Voici par exemple ce qu'apprennent les tout-petits dans l'utopie socialiste de Condé Pallen, Crucible Island (New York 1919) : Q. - Qui t'a engendré? R. - L'État souverain. Q. - Pourquoi t'a-t-il engendré? R. - Pour que je puisse à jamais le connaitre, l'aimer et le servir. Q. - Qu'est l'État souverain? R. - L'État souverain est l'Humanité dans son essence composée et parfaite. Q. - Pourquoi l'~tat est-il suprême? R. - L'État est suprême parce qu'il est mon Créateur et mon Conservateur, celui en lequel et par lequel je suis et me meus, et sans lequel je ne suis pas. Q. - Qu'est-ce que l'individu? R. - L'individu n'est que partie du tout et n'est fait que pour le tout; Il ne s'achève et ne s'accomplit parfaitement qu'au sein de l'~tat souverain. Les individus ne sont faits que pour s'associer, comme le font les pieds, et les mains, et les paupières, et les dents du dessus avec les dents du dessous. r

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