YVES LÉVY nir des avantages matériels, « par exemple, la loi des dix heures en Angleterre 16 ». Et il est curieux .de constater que ce texte est presque muet sur la production en régime communiste. On s'attendrait qu'il opposât aux crises capitalistes, aux contradictions de la société bourgeoise, l'harmonie d'une société où la croissance de la productivité n'aura plus de limites. Or il se borne à dire que le capital sera « centralisé entre les mains de l'Etat ( ...) pour accroître au plus vite la masse des forces de production 17 ». Et ce membre de phrase isolé - qui n'implique peut-être pas (et ne semble pas impliquer) que cette masse puisse s'accroître indéfiniment - est noyé dans de longs développements qui concernent essentiellement la transformation juridique et morale de la société. Marx n'évoque à aucun moment un monde de richesse et d'abondance : il ne songe ,, . , , . , , . , qua une soc1ete sans propr1ete pr1vee, sans religion, sans famille, sans éducation privée, et où l'homme ne sera plus un individu isolé, mais un citoyen. Dans la suite, Marx ne fut pas plus tenté de condamner les libertés bourgeoises. Dans· Le Dix-I-Iuit brumaire de Louis Bonaparte, il ironise sur la déconvenue de la bourgeoisie qui s'est aperçu que « ce qu'on appelait les libertés bourgeoises, les organ·es du progrès, menaçaient, attaquaient sa domination de classe, aussi bien dans sa base sociale que dans son élévation politique : progrès et libertés étaient donc devenus socialistes 18 ». Et vers la fin de sa vie, dans sa lettre sur le programme de Gotha, il redira la valeur des libertés démocratiques. Il précise en effet que, si le programme a tort de revendiquer ces libertés, c'est parce qu'elles « ne sont à leur place que dans une république démocratique ». Dans l'Allemagne féodale de· Bismarck, ces libertés seraient illusoires. On ne pourrait donc les réclamer, écrit Marx, que si l'on pouvait - comme les ouvriers français sous Louis-Philippe - les inclure dans un programme républicain et démocratique, ce qu'une élémentaire prudence interdit de faire. Sans doute la démocratie bourgeoise n'est-elle qu'une étape, mais c'est une étape nécessaire, car c'est dans cette société « que doit se livrer le suprême combat de classes 19 ». Et si le combat est possible, c'est parce que les libertés démocratiques sont des libertés réelles qui permettent au prolétariat de se préparer à la lutte finale. La Commune de Paris 16. u Manlfeate communlate, trad. Molitor, pp. 72-73. 17. Ibid., p. 94. 18. Trad. Rémy, Paris 1900, pp. 262-63. 19. A propoa d'unlM (lettre aur le programme de Gotha), trad. Platon, Pari• 1901, p. 88. Biblioteca Gino Bianco . 299 n'était-elle pas, tout récemment, née de l'élection ? Elle avait montré comment la dictature du prolétariat s'inscrit dans le prolongement des libertés bourgeoises. Plus clairement encore, à la même époque, dans la préface au Capital datée, dans la première édition française, du 25 juillet 1875 20 (la lettre à Bracke sur le programme de Gotha est du 5 mai précédent), Marx déplore que les ouvriers du continent ne bénéficient pas des avantages que les ouvriers anglais doivent à un capitalisme plus avancé, plus honnête et plus intelligent. A ses yeux, donc, l'évolution sociologique est fondamentale, et elle a des résultats· favorables aussi bien par la croissance de la liberté politique que par les profits matériels qu'en retire le prolétariat. * ,,.,,. MARX SE FAIT, de l'évolution sociale, une idée qui ne s'accommode guère de la distinction des libertés formelles et des libertés réelles. A ses yeux, toute liberté est réelle, et permet aux opprimés de marquer des points dans leur lutte pour l'amélioration de leurs conditions d'existence. C'est Lénine qui, sur ce point con1me sur plusieurs autres, bouleversera la théorie. En 1918, dans sa polémique contre Kautsky, il condamne « l'égalité formelle » de l'Etat bourgeois, il affirme que c'est seulement · dans le régime qu'il a fondé que « la liberté de la presse cesse d'être une hypocrisie », il écrit : « Partout, les masses sont bernées, mais dans la France démocratique, en Suisse, en Amérique et en Angleterre, avec beaucoup plus d'ampleur et de raffinement qu'ailleurs 21 • » Il prend donc le contre-pied de la philosophie de l'histoire de Marx. Pour celui-ci, il y a un progrès constant où s'inscrivent des seuils décisifs, tandis qu'aux yeux de Lénine, les régimes plus ou moins imprégnés de féodalité semblent supérieurs aux régimes bourgeois. On peut aisément imaginer ses raisons : les plus dangereux ennemis de la révolution russe, ce ne sont pas les Etats féodaux, mais les Etats capitalistes. Marx plaçait ses espoirs dans les pays les plus avancés, Lénine dans les nations arriérées, les peuples colonisés par exemple. On peut cependant remarquer qu'à la fin du Manifeste de 1848, Marx et Engels avaient 20. C'est donc à tort que Maximilien Rubel, dans sa Bibliographie de Marx (n° 634), donne mai 1875 pour date de la dernière livraison. Le sous-tltre, • Critique de l'économie politique•• semble également une indication erronée. 21. La Révolution prolétarienne et le renégal Kauukr,, nouvelle édition, Paris 1925, pp. 29 à St.
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