LIBERTÉS FORMELLES, LIBERT13S RÉELLES par Yves Lévy DANS l'Essai sur les libertés dont on parlait ici récemment, Raymond Aron distingue qeux sortes de sociétés industrielles, qu'il caractérise, les unes par l'exaltation des libertés formelles, les autres par la recherche des libertés réelles. Il fait remonter à Marx ces expressions, par où l'on oppose, aux libertés politiques issues de la Déclaration des droits de l'h9mme, cette amélioration concrète des conditions d'existence que les régimes socialistes se flattent d'apporter à leurs administrés. Qu'en réalité ces expressions figurent, non dans Marx, mais chez quelque commentateur douteux, c'est ce qui n'importe guère, car Raymond Aron ne songe nullement à faire l'historique de ces concepts : il en use pour l'analyse du présent. On n'a pas non plus l'intention de retracer ici de façon exhaustive l'histoire de ces concepts couplés, mais seulement de mettre en lumière certains moments de leur passé. C'est sous la Révolution française qu'on commence à les distinguer. Et le premier moment de leur histoire, c'est peut-être celui où l'on se mit à discuter du droit électoral. Grégoire et quelques a~tres étaient hostiles au cens. Mais leur voix ne fut pas entendue. La quasitotalité de l'Assemblée constituante voulait limiter le nombre des électeurs, et beaucoup plus étroitement encore le nombre des éligibles. Cela se passait à la fin de 1789. Dans les mois qui suivirent, les intéressés comprirent peu à peu qu'ils étaient lésés, et les plus irrités furent sans doute ceux qui, électeurs, étaient exclus de l'éligibilité. La Commune de Paris s'émut, et par la plume de Condorcet exprima son désaccord. Le 30 juin 1790, l'Ami du peuple s'indigne : « Qu'aurons-nous gagné à détruire Biblioteca Gino Bianco • • l'aristocratie des nobles, s'écrie Marat, si elle est remplacée par l'aristocratie des riches ? Et si nous devons gémir sous le joug de ces nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés ( ...). Pères de la patrie, vous êtes les favoris de la fortune ; nous ne vous demandons pas aujourd'hui à partager vos possessions, ces biens que le ciel a donnés en commun aux hommes( ...). Tremblez qu'en nous refusant le droit de citoyens, à raison de notre pauvreté, nous ne le recouvrions en vous enlevant le superflu. » Aulard, qui cite cet article, écrit que « Marat est le premier qui ait ainsi nettement posé la question politique et sociale ». Nettement ? Cela pourrait se discuter. Du moins est-il clair que Marat voit dans le droit de suffrage moins la· possibilité de manifester une opinion, que celle de faire valoir les intérêts de la catégorie sociale à laquelle on appartient. Il est vrai que le point de vue est presque inversé lorsque Marat écrit, deux ans plus tard : « Tout manque au peuple contre les classes élevées qui l'oppriment. Ont-elles cessé de nous écraser par leur rang, c'était pour nous subjuguer par leurs richesses ( ...). Admettons que tous les hommes connaissent et chérissent la liberté : le plus grand nombre est forcé d'y renoncer pour avoir du pain ; avant de songer à être libre, il faut songer à vivre 1 • » D'abord Marat demandait que les pauvres soient électeurs pour résister à la domination des riches, et il pose maintenant que les droits politiques n'ont de valeur que pour qui a des moyens d'existence assurés. 1. L'Ami du peup'!.1 10 Juillet 1792. Cité dant Marat: Tme, eholala, Paris 19DiS, p. 213.
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