Le Contrat Social - anno X - n. 5 - set.-ott. 1966

278 cousues sur les côtés de deux grosses valises ·de cuir. Avec elles, Borodine traversa l'Europe (sous des noms d'emprunt et avec de faux passeports) jusqu'à la Hollande où se trouvait le bureau clandestin de l'Internationale pour l'Europe occidentale. Les membres du bureau : Henriette Roland-Holst - la fameuse poétesse, Rutgers - un ingénieur de talent, et Wijncoop - avocat et député au Parlement, étaient des personnalités influentes. L'astronome An-. ton Pannekoek et l' écrivain Hermann Gorter étaient les principaux théoriciens marxistes du temps. Avec leur aide, Borodine devait traverser l'Atlantique à bord d'un navire hollandais dans des circonstances qui lui permettent de se soustraire aux inspections de la douane, lesquelles étaient alors très rigoureuses. A Vienne, Borodine avait fait amitié a-vec un jeune aristocrate autrichien, ex-officier de l'armée impériale vaincue. Frustré, déçu et aigri, celui-ci voulait quitter l'Europe, qu'il pensait vouée à la destruction, et émigrer en Amérique du Sud, en quête de paix et de s~li~~e dans quelque lointaine hacienda. Il se 101gn1t à Borodine à bord d'uri cargo hollandais_ à destination de l'île antillaise de Curaçao pour rapporter un chargement de gin. Chemin faisant, le navire fut retenu et fouillé par les douaniers américains à Haïti. Borodine et son compagnon de voyage furent débarqués comme « étrangers indésirables » et mis en prison pour le temps de l'enquête. Au bout de quelques jours, la surveillance se relâcha ; Borodine parvint à s'échapper et à atteindre la Jamaïque sur un voilier. De là, il prit un bateau pour New York. Son intention était d'attirer les soupçons sur lui-même, afin que l'ex-officier autri~hien ne soit pas inquiété. Les valises furent laissées à ce dernier, qui devait les remettre à Mme Gruzenberg à Chicago dès qu'il serait relâché et autorisé à poursuivre son voyage. En attendant Borodine voulait prendre ses dispositions po~r vendre clandestinement les bijoux à New York. Il avait là de vieux amis. Le ghetto juif de l'East Side constituait la base .sociale du p~rti socialiste. Par l'intermédi~ire de courtiers socialistes, les pierres pouvaient être réexr,édiées en fraude à Amsterdam pour être retaillées en vue d'être mises sur le marché à Paris. Mais dès son arrivée à New York, Borodine fut repéré et arrêté. La communauté iuive fournissai~ au parti socialiste des avocats habiles et retors, ainsi que des contacts clandestins avec des courtiers en rapport avec des confrères de l'autre côté de l'Atlantique. Borodine fut bientôt libéré sous caution, et, sur le conseil d'amis versés en politique et en droi_t, Biblioteca Gino Bianco / LE CONTRAT SOCIAL il s'enfuit au Mexique, terre d'asile. Il ne. mit aucun de ses amis dans la confidence ; il se contenta de dire qu'il était revenu dans le Nouveau Monde chargé d'une important~ mission et qu'ils ne tarderaient pas à avoir d:, ses nouvelles. Les circonstances de sa derruere étape depuis Haïti expliquaient qu'il soit parvenu au Mexique pratiquement sans .le sou.· C'était une histoire passionnante et qui promettait de nouvelles aventures si la « propriété de la révolution » perdue devait ~tre récup~rée, ainsi qu'elle devait l'être, nous en convenions. Borodine était impatient d'envoyer un homme sûr à Haïti pour s'assurer que l.'aristocrate ~utrichien y était encore. Il fau1ra1t alors ls fair: évader avec les valises, ou bien voler celles-et avec ou sans sa connivence. Après ·enquêtè, je découvris qu'un vieux membre du parti était employé sur un batea;1 mexicain qui allait aux Antilles. Ayant mis • quelques membres chevronnés · partiellement dans la confidence, je m'assurai que le marin était un anarchiste doué d'une volonté de fer, un type d'homme à s'enthousiasmer à l'idée d'une aventure dangereuse. En moins· de deux mois il rentra et rapporta que l'Autrichien se trou;ait encore à Haïti, mais qu'il n'était plus sous la surveillance de la police. Il vivait comme un ermite dans une·· cabane sur la plage. Le rapport chagrina Borodine. Pourquoi l'homme n'était-il pas allé à Chicago pour livrer les valises ? Il ignorait leur contenu et ne pouvait donc pas avoir dérobé le trésor. Tout cela était fort troublant. Il fallait envoyer quelqu'un dans l'île p~ur ~'enquérir des vali~es. Suivifent,.plusieurs mois d'aventures diverses, a 1 issue · desquelles nous sûmes qu'à sa libération, !'Autrichien avait abandonné les valises, comme inutiles pour un apprenti ermite. Borodine fut naturellement bouleversé. Mais, entre-temps, il avait conçu des plans politiques .plus va~tes, et les besoins immédiats du mouvement révolutionnaire dans le Nouveau Monde étaient partiellement couverts par les ressources à ma disposition. Cela le consolait dans une certaine mesure. Il aurait un bon rapport politique à faire à son retour au quartier général de la révolution mondiale. Je figurais en bonne place dans le rapport. Nous ne réussîmes pas tout de suite à rentrer en possession des bijoux, mais la confiance de Borodine n'était pas mal placée. Un-'beau jour, le courrier fit son apparition en personne avec le précieux chargement. Il n'était pas sans malice. Voyageant plusieurs semaines durant en compagnie de Borodine, il avait flairé_les idées

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