Le Contrat Social - anno X - n. 5 - set.-ott. 1966

276 Une histoire de bijoux LE LENDEMAIdNe son installation chez moi, Borodine me donna une vague idée du mystère de sa visite. Il me parla également un peu de lui-même. Après la révolution de 1905, il avait émigré de Russie aux Etats-Unis, où il avait vécu jusqu'en 1918, avant de 'rentrer au pays. En Amérique, il avait étudié le droit et la philosophie, et avait ensuite enseigné et fait des recherches dans une université. Il n'en dit pas davantage ; pas plus que je ne lui reprochai de faire le cachottier, ce qui, quoique de manière souvent outrée, était une seconde nature chez les bolchéviks russes, comme j'en fis l'expérience par la suite. A l'origine, ç'âvait été peut-être une nécessité pendant les années d'activité clandestine en Russie et à l'étranger. Mais plus tard, ce comportement fut cultivé comme étant une vertu révolutionnaire, très probablement pour se donner un air d'importance .. Je ne fus pas long à _découvrir que, en dépit de son admirable qualité intellectuelle et son raffinemént culturel,· mon hôte illustre était un poseur. Comme nous n'avions pas tardé à faire amitié, je ne lui cachai pas ce que je pensais de son caractère et de sa personnalité. Il déclara que j'étais trop cynique pour mon âge. En Amérique, Borodine s'était marié. Sa femme vivait à Chicago avec deux enfants déjà grands. Il avoua, visiblement assez gêné, que depuis son départ pour la Russie l'année précédente, il ne savait pas comment sa fam1lle se débrouillait. La première chose qu'il avait l'intention de faire lorsqu'il retournerait aux EtatsUnis était d'aller à Chicago. De peur que pareil aveu d'attachement domestique ne paraisse le. distraire de son devoir révolutionnaire, il en dit manifestement plus qu'il ne l'aurait voulu, pour le moment du moins. Il était arrivé dans le Nouveau Monde avec pas mal de valeurs (là encore, il ne tenait pas à être plus explicite). Ne pouvant les transporter avec lui, il les avait confiées à un courrier sûr qui devait les remettre à MmeGruzenberg à Chicago. Borodine semblait avoir trop parlé. Mais il n'était plus temps de réparer l'erreur et il me mit dans la confidence. Il avait vécu aux EtatsUnis en tant que Michel Gruzenberg, nom sous lequel il était né dans une tamille. de rabbins. Il avoua par la suite que Lénine le connaissait sous ce nom. Plus j'apprenais à le connaître, plus je sentais combien l'hérédité avait mis son sceau indélébile sur l'esprit de Borodine. Il était né pour être rabbin : c'était un habile casuiste, fanatiqu~ment attaché aux dogmes de sa foi (le bolchévisme), mais dénué Biblioteca Gino Bja co LE CONTRAT SOCIAL ., de scrupules moraux. Un intellectualisme assidument -cultivé, qui en faisait un cynique, ne ·pouvait cependant pas tuer le trait racial de l'émotivité, bien qu'il arrivât à le dominer, sauf en de rares occasions où il s'effondrait presque. Et j'ai toujours été heureux de me rappeler que ces moments privilégiés étaient très vraisemblablement limités à ses rapports personnels avec moi ; ils enrichissaient lesdits rapports en atténuant la déception que je lui causais et l'amertume que j'éprouvais à son égard. Dès qù'il eut posé le pied su·r le quai de New York, Borodine fut repéré par le service secret américain comme un étranger dangereux. Impossible de rendre visite à sa famille sans mettre en danger le courrier qui devait livrer ies valeurs. S'il le faisait, sa famille serait soumise à une surveillance et le courrier arrêté lorsqu'il viendrait remettre son précieux chargement. Il écrivit à sa femme et attendit à New York jusqu'au moment où il dut prendre la fuite pour échapper à l'expulsion. Sa femme devait faire signe dès l'arrivée du courrier. Elle savait que Borodine avait cherché refuge au Mexique. Il passait chaque jour au bureau de poste en espérant avoir une lettre d'elle. Cette histoire m'aida à comprendre pourquoi Borodine avait l'air si malheureux lorsqu'il n'avait pas trouvé de lettre à la poste. Deux jours auparavant, il avait reçu un mot d'elle. C'était une triste histoire. La famille était sans moyens d'existence depuis qu'il était rentré en Russie. J'estimais que c'était assez pour cette fois. Cet homme fier traversait de toute évidence une passe trè~ pénible. Il avait certainement d'autr~s obligations et des devoirs révolutionnaires qui l'emportaient sur son dévouement familial. Jusqu'à présent, je n'en connaissais rien. Pour le moment, il aurait visiblement aimé adresser des paroles d'encouragement à sa femme et à ses enfants en détresse. Les bolchéviks eux-mêmes ont parfois des faiblesses humaines.' Je changeai de sujet et envoyai l'homme affligé au lit après un bon dîner et quelques verres encore meilleurs. Le lendemain, nous nous rendîmes à la poste et envoyâmes 500 dollars à Mme Gruzenberg. Borodine essaya de protester, mais il -finit par renoncer . en déclarant que j'étais un dictateur. Reprenant le cours de son histoire le lel}- demain soir, il me dit que je l'avais libéré du moindre d~ ses soucis. Il s'empressa de me réaffirmer sa gratitude pour ce que j'avais fait, mais il ne pouvait pas attendre .que j'en fasse davantage. Il avait des responsabilités bien plus importantes, dont il ne pouvait être déchargé avant que le myst~rieux courrier n'ait remis .

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