M.N. ROY tariens faisaient dans un salon bourgeois. Irwin répondit par un silence en se versant un verre, puis il déclara que l'esprit n'avait pas de classe. Charlie étaya la sagesse de son ami en faisant remarquer, ce qui n'avait absolument rien à voir avec le sujet, que Lénine n'avait pas été le premier à financer des révolutions avec de l'argent allemand : Roy l'avait fait avant lui. Je leur demandai de se taire et appelai Maria pour qu'elle serve le dîner. Sur mes instructions, elle avait préparé un repas mexicain classique et, sachant que nous avions un hôte de marque, elle s'était surpassée ; et' quand elle se surpassait, il n'y avait pas meilleure cuisine dans tout le Mexique, . autant que je sache. Or, M. Brantwein s'intéressait plus à la cuisinière qu'à l'art de cette dernière. Pour cette occasion spéciale, elle n'avait pas non plus permis à la passion de l'art culinaire de lui faire négliger ce qu'elle devait à son attrait personnel. Par la suite, M. Brantwein avoua que lorsqu'elle vint déclarer : « Monsieur, la soupe est sur la table » (façon espagnole d'annoncer que le dîner est servi), il n'avait pas su si c'était une invitation à la serrer dans ses bras ou à passer à table. La chère était trop exotique pour le goût européen. J'avertis M. Brantwein qu'il devait s'habituer à la nourriture mexicaine : sinon, il mourrait de faim. Maria ne ferait pas de compromis. De manière chevaleresque, il répondit qu'il mangerait n'importe quoi de la main de Maria, même du poison. Lorsque nous passâmes au salon après le dîner, Charlie et Irwin furent assez surpris d'apprendre que M. Brantwein s'installait chez moi dès le lendemain. Le naïf Charlie ne put cacher sa jalousie et s'écria : « Alors, vous avez sorti le gros poisson ! » Je le consolai (avec la connivence tadte de la proie) en prétendant que le rôle d'appât qu'il avait joué y était pour quelque chose. En outre, je lui promis que, suivant la coutume bengali, il aurait droit à la tête lorsque le poisson serait égorgé. La victime en perspective, cependant, ne semblait nullement contrariée par ce partage des dépouilles. Au cours de la conversation enjouée qui suivit, il nous donna quelques aperçus de la situation en Russie, mais allégua le manque de temps lorsque no~s demandâmes de plus amples détails. Il se faisait tard. Je priai Maria de téléphoner pour avoir un taxi et demandai aux frères siamois de raccompagner M. Brantwein à son hôtel. Il fut convenu que le lendemain soir je passerais le prendre et qu'il se tiendrait prêt à partir. Biblioteca Gino Bianco 21S Je le trouvai attendant avec deux grosses malles et plusieurs valises - un peu trop de bagages pour un conspirateur. En manière d'excuse, il m'expliqua que le but et les circonstances de son voyage nécessitaient un déguisement minutieux. C'était peut-être vrai, jusqu'à un certain point. Mais, de toute évidence, il y avait un tantinet d'exagération. Par la suite, je me rendis compte que profiter du luxe bourgeois, sous prétexte de conspiration, était un travers commun à bon nombre de bolchéviks russes. Peut-être était-ce là l'expression d'un complexe d'infériorité : il s'agissait de se prouver que le révolutionnaire prolétarien pouvait faire aussi bien que le bourgeois, suivant les critères de ce dernier. - . -- --- - Je réclamai la note, la réglai et demandai . que l'on descende les bagages. Alors que notre taxi démarrait, je remarquai Charlie assis dans une autre voiture de l'autre côté de la rue et qui nous suivait. Cette âme fidèle tenait à ne pas me perdre de vue dans une aventure qui pouvait être quelque peu dangereuse. Mais il eut le bon sens de nous lâcher en cours de route, lorsqu'il estima que nous étions en sûreté. En arrivant à la maison, pendant qu'on montait ses bagages à l'étage où il devait loger, M. Brantwein voulut savoir si les étrangers étaient tenus de demander un permis de séjour au Mexique. Si oui, son nom étâit Gruzenberg, avocat autrichien, qui avait vécu de longues années aux Etats-Unis. Lorsque je lui répondis qu'on ne ferait aucune enquête sur quelqu'un qui habitait chez moi, il me surprit en disant que, de toute façon, il fallait oublier M. Brantwein : si une déclaration de police n'était pas nécessaire, il était Michel Borodine, venu dans le Nouveau Monde en qualité de premier ·émissaire de l'Internationale communiste récemment fondée. Ainsi commença mon association avec un homme qui devait par la suite atteindre la notoriété pour ses activités en Chine. Depuis notre rencontre dans ces circonstances curieu- . ses et jusqu'à mon départ de Russie en 1929, Borodine fut l'un de mes amis les plus intimes, bien que politiquement nous ayons souvent été en désaccord, parfois profond, comme ce fut le cas en dernier lieu en Chine. Nous avions des rapports humains sans illusion de part et d'autre. Nous apprenions l'un de l'autre : au début, ce fut moi le bénéficiaire. Il m'initia aux complexités de la dialectique hégélienne, la clé du marxisme. Ma foi persistante dans le génie particulier de l'Inde s'évanouit lorsque j'appris à son contact l'histoire de la cul• ture européenne.
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