272 détours et il avait reconnu un camarade. Je lui demandai de me raconter son histoire. D'un air de triomphe, il me dit qu'il avait des nouvelles étourdissantes à m'apprendre : M. Brantwein était un ami de Lénine et il était arrivé dans le Nouveau Monde comme son émissaire personnel! Comment avait-il mis dans la confidence une personne qu'il venait à peine de rencontrer ? Etait-il, lui aussi, doué d'un sixième sens lui permettant de reconnaître à vue un frère de sang ? Charlie se piqua et fonça tête baissée dans le récit de son entrevue. Charlie avait invité M. Brantwein à dîner en ville. La salle de restaurant de l'hôtel manquait d'air et il ne tenait pas à être vu en compagnie de l'étranger. Ils s'étaient rendus à notre restaurant italien de prédilection et avaient passé une bonne soirée autour d'une bouteille de chianti. Le bolchévik était un homme de bonne compagnie qui connaissait la vie, affirma Charlie. Sa conversation était instructive et en même temps intéressante : on pouvait, à son contact, apprendre beaucoup de choses, notamment sur la musique, la peinture, le théâtre, la cuisine. Et il en connaissait un bout sur les Etats-Unis, comme s'il y avait vécu toute sa vie. Mais sur la révolution ? N'en avait-il pas parlé ? Naturellement, il ne deman- . dait que ça ; mais il n'était pas raisonnable de le faire en public. Alors, comment Charlie avait-il appris que M. Brantwein était un ami de Lénine ? Eh bien, c'est qu'il avait parlé de sa vie passée, de ses activités révolutionnaires et de ses camarades. Du peu qu'il avait dit, on pouvait deviner qu'il était l'un des bolchéviks les plus importants, ayant été en relations étroites avec Lénine. Je m'étonnais de la crédulité de Charlie, mais ne dis rien qui puisse ébranler sa foi ou refroidir son enthousiasme. Seulement, ma curiosité au sujet de l'étranger ne faisait que croître. Allons, d'ici quelques heures, je serais en présence de l'énigme. Mais pourquoi donc était-il impatient de me rencontrer ? Avait-il vraiment fait tout ce chemin, depuis ·1a Russie, dans cette intention ? Le croire eût été flatteur pour ma vanité ; or, je n'était pas suffisamment vaniteux. C'était à n'y rien comprendre. Je demandai à Charlie s'ils avaient parlé de moi la veille au soir. Bien entendu, ils l'avaient fait. M. Brantwein était. plein d'admiration pour le jeune Hindou qui avait conquis une place importante dans la vie publique d'un pays étranger. Mais il ne voulait rien dire de ce qu'il avait à faire avec moi. Ce qu'il avait dit, c'est que ce jeune Hindou devrait aller en Russie ; il plairait certainement à Lénine. Biblioteca Gino Bianc·o ' LE CONTRAT SOCIAL Quoique encore réticent sur toute cette affaire, je. fus flatté. L'idée était grisante d'aller en Russie .et d'être apprécié du grand Lénine.· J'attendais la fin du jour avec impatience. Une sorte de fièvre semblait s'être emparée de mon corps. Je sentais le sang courir dans mes veines, dans l'attente de rencontrer mon premier bolchévik." On ne sait pourquoi, je ne doutais absolument plus que cet homme fût un bolchévik russe, et il était bien évident qu'il voulait me rencontrer. Restait à prouver que tel était le seul objectif de sa venue au Mexique. En tout cas, jusque-là, il ne semblait pas s'être occupé d'autre chose. Je l'avais attrapé alors _qu'il sortait de l'Heraldo dans le courant de la matinée et l'avais suivi jusqu'à fheure du déjeuner. Il avait erré sans but, reg~rdant non pas les vitrines, mais les gens, et avait regagné son hôtel. Homme distingué et d'une personnalité assez frappante, il semblait néanmoins découragé, particulièrement lorsqu'il était entré au bureau de poste pour s'apercevoir qu'il n'y avait pas de lettre pour lui. Il était visiblement déçu et en proie à l'inquiétude. Dans la force de l'âge, ayant à peine dépassé quarante ans, il se reposait sur sa canne de temps à autre. J'avais eu envie de le rattraper et de lui demander s'il ne se sentait pas bien ; mais la discrétion conseillait la prudence ; je devais attendre jusqu'au soir. Cependant, j'étais rentré de mon expédition à la manière de Sherlock Holmes avec une certaine attirance pour l'étranger et le vif désir de faire connaissance. J'avais en quelque sorte le sentiment qu'il s'agissait d'un brave homme qui avait des ennuis. Sans doute avait-il besoin d'une aide et peut-être espérait-il l'obtenir de moi. Je ne pouvais certes pas deviner de quoi il avait besoin, mais je savais qu'à l'époque, au Mexique, je pouvais beaucoup pour soutenir une bonne cause. Et bientôt il s'avéra que j'inaugurai mes rapports avec les bolchéviks en .les aid$nt financièrement, au lieu de recevoir les roubles légendaires pour prix de ma profession de foi révolutionnaire. Un émissaire de l'Internationale MES AMIS AMÉRICAINS étaient naturellement impatients d'entendre l'histoire de ma rencontre avec le mystérieux visiteur. Ils étaient également un peu jaloux. Pourquoi tout l'honneur devait-il ine revenir et eux-mêmes être tenus à l'écart ? Après tout,· c'est eux qu'il était venu trouver en premier, et depuis des années ils rêvaient de révolution sociale. Lorsque, le lendemain, je leur dis qu'après une. soirée entière
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