M.N. ROY contre avec la mystérieuse apparition, afin de pouvoir réfléchir calmement sur ce qu'il convenait de faire. Un homme bien habillé, pas très jeune, avec un air digne, s'était présenté dans la matinée aux bureaux de l'H eraldo en demandant comment il pouvait rencontrer fy!. N. Roy. Il avait l'air d'être étranger, mais ce n'était pas un Indien, malgré .un teint plutôt foncé. Il parlait un très bon anglais, avec une pointe d'accent américain; mais ses manières et son allure étaient indéniablement celles d'un Européen. Il était arrivé au Mexique deux jours plus tôt, venant des Etats-Unis, pour une affaire importante au sujet de laquelle il désirait prendre contact avec le secrétaire général indien (il employait le mot hindou, comme les Américains) du parti socialiste. Son nom était Brantwein et il était descendu dans un hôtel des faubourgs. Il ne tenait visiblement pas à en dire davantage sur lui-même. Pour les oreilles juives de Charlie et Irwin, le nom avait quelque chose de familier. A l'époque, on s'imaginait généralement à l'étranger que tous les bolchéviks russes étaient des juifs. Comme on lui demandait pourquoi il était venu à l'Heraldo pour le renseignement dont il avait besoin, il fournit une explication intéressante. En recherchant l'organe de presse du parti socialiste, il était tombé sur un journal qui avait une rubrique en anglais. Il l'avait acheté pour avoir quelques nouvelles de l'endroit, car il ne connaissait pas l'espagnol. Il en avait conclu que le rédacteur de la rubrique en anglais de l'Heraldo, quel qu'il soit, avait des sympathies socialistes, et que par conséquent il devait connaître le secrétaire du parti socialiste. Puis, regardant droit dans les yeux les gens qui le questionnaient, il leur avait lancé d'un air de défi : « N'avais-je pas eu raison? » En ~e levant pour prendre congé, il avait jeté un regard autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait personne d'autre dans la pièce et s'était rapproché de ses deux interlocuteurs fascinés pour leur chuchoter : « Je vous en prie, ne vous inquiétez pas. Je suis un ami - qui arrive de Russie. Faites la commission à Roy dès que vous pourrez. Je repasserai demain à la même heure. » Avec son imagination poétique, Irwin s'écria : « Bon Dieu, il avait l'air d'un charmeur de serpents ! » Rien d'étonnant à la réaction des jeunes gens. Pour eux, la Russie était le paradis révolutionnaire et un bolchévik était un dieu. N'était-ce pas une chance extraordinaire d'avoir été les premiers dans le Nouveau Monde à en rencontrer un ? Je n'étais pas Biblioteca Gino Bianco 271 tout à fait insensible à leur émotion exubérante, sans toutefois partager leur idolâtrie. Il serait certainement intéressant de rencontrer un bolchévik russe et d'avoir des renseignements de première main sur ce qui se. passait dans son lointain pays. Mais pourquoi avoir fait tout ce chemin et en vouloir après moi particulièrement ? Cependant, il ne pouvait y avoir aucun mal à le voir. Je ne craignais pas les charmeurs de serpents pour la bonne raison que je ne croyais pas en leur pouvoir magique. Mais il était peut-être plus sage de prendre quelques précautions pour prévenir tout danger. J'avais été prévenu confidentiellement qu'à plusieurs reprises on avait tenté de m'enlever. Ma décision était prise : je rendrais visite à M. Brantwein à son hôtel le lendemain soir. On devait l'en avertir lorsqu'il reviendrait à l'Heraldo. Charlie sortirait pour le raccompagner jusqu'à la porte. J'attendrais de l'autre côté de la rue pour jeter un coup d'œil sur notre homme avec la complicité du clair de lune. Le gai Irwin plaisanta : « Comment il est fait? Si vous étiez une fille, vous tomberiez amoureux de lui. » Charlie, dont l'âme bolchéviste était en train d'éclore, se lamenta sur la légèreté de son ami et sur mon réflexe bien enraciné de conspirateur. ·Qu'est-ce que je pouvais bien déduire de son seul aspect extérieur ? Mais, protestai-je, vous m'avez dit qu'il n'avait pas l'air d'un bolchévik ; il est évident que s'il avait un travail sérieux à faire dans ce pays étranger, il serait venu sous un déguisement. Je voulais savoir si c'était un bolchévik camouflé ou bien un véritable gentleman. Une fois de plus, je faisais de la peine à mes amis : leur loyauté révolutionnaire était outragée et ils déploraient le penchant réactionnaire chronique d'un esprit oriental. Nous mîmes un terme à la discussion et nous nous séparâmes en attendant que le drame évolue, chacun faisant· des prévisions selon ses dispositions. M. Brantwein se présenta. à l'Heraldo le ' lendemain matin à l'heure dite et il fut heureux d'avoir communication de mon message. Entre-temps, il était survenu quelque chose d'intéressant, quoique sans grande portée. Charlie était passé chez moi au commencement de l'après-midi. Il avait un air grave. Incapable de faite patienter son âme révolutionnaire, il était allé tro~ver M. Brantwein à son hôtel, la veille au soir, après notre conférence. Comment renoncer à la compagnie d'un bolchévik alors qu'il y en avait un ici-même, dans la ville ? Le calme oriental n'était pas son fort, pas plus qu,il n'avait pris le pli de la conspiration. C'était un révolutionnaire sans , ,
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