Le Contrat Social - anno X - n. 3 - mag.-giu. 1966

190 reçut* de son correspondant et qui mit le point final à leurs relations. ( « On enregistre un homme à la mer et on passe à l'ordre du jour », commenta Trotski. Quelle superbe ~ Et ... quelle incohérence dans l'image !) A lu1 seul, avec ses soixante-dix pages grand format, cet ensemble ferait un livre, surtout si l'on y ajoutait les notes histo~iques dont l'absence, ici, est très sensible. Mais ce n'est pas son volume seulement qui fait de ce document le principal du recueil. Cette « controverse avec Trotski » constitue vraiment un moment de la pensée marxiste, .le moment où elle bifurque, le moment où, sclérosée, décharnée, desséchée, définitivement durcie en dogme, elle va devenir un piège et une prison pour l'intelligence, le moment aussi où l'intelligence s'en libère, en garde ce qui peut être conservé et s'en sert comme d'un instrument intellectuel, avec d'autres, pour tenter de comprendre l'évolution des formes sociales et le comportement des hommes en société. On a souvent envie de regretter que Marx n'ait pas été marxiste et que, politique, homme d'action ou prêchant l'action, il ait trop souvent oublié (donnant ainsi le pire exemple, qui fut suivi) l'une des idées précieuses de son système, celle qui lui confère un caractère c9nservateur, à savoir qu' « une société ne disparaît jamais avant que ne soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ». Hélas, on est bien forcé de convenir que Trotski, lui, était trotskiste, et il n'est pas pire condamnation. A la vérité, sauf à parler de fausseté d'esprit, on ne comprend pas comment un homme dont nul ne peut nier l'intelligence et qui a été au pouvoir, qui a été aux affaires comme on disait autrefois, qui en particulier a dirigé des armées dans la guerre civile, puisse avoir gardé cette façon parfaitement irréaliste d'analyser et de comprendre les phénomènes politiques et sociaux. Une manière de pensée proprement adolescente, du temps où l'on croit enfermer toute la réalité en quelques formules rationnelles, en un réseau fort lâche de déductions logiques (c'est-à-dire bien souvent verbales) dont la rigueur interne vous paraît constituer un critère suffisant de vérité, du temps enfin où l'on s'engage dans * Plus précisément, c'est d'abord la- longue lettre de B. Souvarine qui était inédite (mais où, quand, com'?lent . et à quel propos la publier?). Deux des lettr~s de Trotski ont paru dans son petit Bulletin de l'Opposition quasi confi~entiel (en russe), introuvable en France, et furent tradmtes à l'époque par Marcel Body pour Contre le courant, autre_bu_lletin de l'opposition (en français), d'accès presque aussi difficile. Les autres lettres de Trotski sont inédites. Il valait donc la peine de rassembler le tout. Les autres lettres de B. Souvarine, écrites à la main et non publiées, doivent se trouver à Harvard. - N.d.l.R. BibliotecaGino Bianco. LE CONTRAT SOCIAL la pensée et dans l'action (et quelquefois c'est pour toujours) du pas tranquille et sûr de l'ignorance qui s.'ignore. Quand on connaît sommairement les querelles le plus souvent « sans principe· » qui opposèrent entre eux les membres du Politbureau du P.C. soviétique jusqu'au triomphe de Staline, et qu'on lit que « les trois tendances classiques du socialisme » s'y retrouvent, qu'elles sont « pénétrées d'un contenu social absolument indiscutable, l'aile droite en liaison avec les intellectuels qualifiés et les petits propriétaires, le centre en équilibre sur la corde de l'appareil entre les classes, l'aile gauche représentant l'avant-garde prolétarienne pendant une époque réactionnaire » (p.145), on a envie de croire que c'est du Trotski écrit par Charles Muller (et accessoirement Paul Reboux ). Mais non :· Trotski faisait lui-même ses « à la manière de... ». Et que dire de l'inhumanité qu'il apporte à sacrifier le bien des hommes au triomphe de l'idéologie ? Il convient, par exemple, ·que « miser sur le fermier capitaliste donnerait incontestablement des fruits », que la production agricole s'en trouverait accrue, mais il n'en rejette pas moins, très tranquillement, cette solution parce qu'elle amènerait « l'écroulement politique du pouvoir des soviets » (p. 147). Pour lui, ce qui compte, ce n'est pas le biep-être et les libertés des populations, c'est le socialisme livresque. Le socialisme_n'est pas fait pour les hommes, mais les hommes doivent se sacrifier, ou plutôt être sacrifiés à un certain « socialisme », hideuse idole. Au moment où ces lettres étaient écrites, Staline s'apprêtait à appliquer au mal agraire la médication trotskiste. Faut-il croire que si le sort des luttes intestines avait été autre, on dirait aujourd'hui la période « trotskienne » comme on dit la période stalinienne, avec le même sentiment d'horreur . ? Il y a tant de choses dans la réponse de Souvar'ine qu'il n'est pas possible de l'analyser ici, pas même de donner une idée de sa richesse. Disons seulement que sa publication devrait faire définitivement justice de la légende (c'est un bien beau mot pour dire confusion, pour dire mensonge et pour dire ignorance) du « trotskisme » de Souvarine. Marxiste, il l'était sans doute encore; mais en un sens où tout le monde, ou presque, peut l'être, au sens où, comme if l'écrit, la meilleure façon d'être fidèle à l'enseignement du marxisme, c'est « de ne pas se conformer à la lettre des formules de Marx » (p. 161). Avec la causticité qu'on lui connaît, il raille les interprétations abusives du

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