Le Contrat Social - anno X - n. 3 - mag.-giu. 1966

QUELQUES LIVRES Lénine et de ses collègues, ils ne s'attribuaient pas le droit d'engager des partis au nom desquels rien ne les autorisait à parler, « et une proposition tendant à regarder [ la conférence] comme une " assemblée constituante " fut rejetée par la majorité des assistants. Eberlein, l'unique délégué légitime, protesta de la façon la plus énergique contre la tentative de donner à la conférence un caractère officiel et délibérant. La Conférence s'achevait donc sans résultat » (p. 32). C'est alors, écrit Balabanova, que, sur l'initiative de Zinoviev, avec le « concours direct » de Boukharine et, évidemment, non sans l'approbation de Lénine et de Trotski, fut commise une fraude probablement sans précédent dans l'histoire des relations entre hommes d'un minimum de niveau moral, à plus forte raison dans l'histoire du mouvement ouvrier... La Conférence allait prendre fin quand on apprît que !'Autrichien Steinhardt (Gruber), typographe, ancien prisonnier de guerre passé aux bolchévilcs, qui avait été envoyé par Radek pour « travailler » en Europe occidentale, était en route pour Moscou. Il rentra en train spécial ( ...). Certain qu'il suivrait à la lettre Jes instructions ( ...), Zinoviev proposa aux « délégués » d'entendre le rapport d'un ouvrier occidental prétendument arrivé par hasard à Moscou ( ...). Il ne vint à l'esprit de personne qu'il s'agissait par là d'annuler le vote antérieur ... Selon le « rapporteur » nouveau venu, l'état d'esprit des masses en Europe occidentale était révolutionnaire (...), la détermination ( ...) d'engager immédiatement la lutte pour aider la révolution russe ( ...), indubitable, « le feu couvant partout ». Selon Thomas, la mise en scène avait été particulièrement mélodramatique (mais on décèle des discordances entre les deux témoignage) : Barbe hirsute, capote de soldat en loques (tout un pan était déchiré), il se dirigea droit vers le présidium : « Je suis le délégué des communistes autrichiens ! ». Il sortit un couteau et il se mit à taillader sa capote d'où il tira un mandat. Il prit la parole, narra presque en pleurant ce qu'il avait dû endurer en franchissant les lignes du front d'Ukraine (...). Alors qu'il allait terminer, quelqu'un assis à la table du présidium lui souffla : « Criez : Vive le congrès de l'Internationale communiste ! » Ce que fit aussitôt !'Autrichien (p. 10). « Cette déclaration, poursuit Balabanova, provoqua un tonnerre d'applaudissements à la faveur desquels Zinoviev proposa de déclarer nulle et non avenue la décision adoptée la veille et de reconnaître la conférence comme étant de plein droit le premier Congrès de la IIIe Internationale, de l'Internationale communiste » (p. 33 ). Balabanova ne devait comprendre la supercherie que plus tard, de même qu'elle ne se rendit pas compte tout de suite de la duplicité de Unine, capable d' « estimer, voire aimer un homme politique et en même temps le cornBiblioteca Gino Bianco 187 battre sans trêve ni répit par les moyens les plus vils et les plus misérables, sans écarter le mensonge et la calomnie quand il s'agissait de désaccords politiques ou fractionnels », parce qu'à ses yeux la fin justifiait les moyens et qu'il avait subordonné tous ses faits et gestes à cette fin (p. 34 ). Ainsi se trouve éclairée la contradiction autrement insoluble entre ce que nous rapportent des témoins de la bonhomie de Lénine, de la simplicité, de la gentillesse de son accueil, et tout ce que son action politique révèle de brutalité, d'immoralité, de cynisme, d'indifférence aux moyens, voire de goût pour les pires. Balabanova ellemême rompit parce qu'elle ne comprenait pas qu'on lui demandât d'employer les millions (Lénine, dans une lettre, corrigeait aussitôt : les dizaines de millions) qu'on proposait de mettre à sa disposition « pour créer en corrompant les militants [ socialistes ou syndicaux J des courants d'opinion favorables aux bolchéviks, facilitant ainsi le passage à leurs côtés de toutes sortes d'éléments douteux et vénaux en vue d'organiser la scission des mouvements ouvriers et syndicaux » (p. 35). On ne serait pas juste si l'on ne faisait pas une large part, pour expliquer la naissance des partis communistes, à l'enthousiasme révolutionnaire, c'est-à-dire à l'ignorance et à l'ardeur juvénile d'une part, à l'aveuglement idéologique de l'autre, mais on ne serait pas véridique si l'on ne faisait pas également une place, elle aussi très large, aux manœuvres, à l'intrigue, aux calculs, à la -fraude, à la corruption et au chantage. Ainsi naquirent, comme Boris Souvarine le dit à propos du parti communiste mexicain, « premier parti communiste hors de l'Europe », des partis communistes << improvisés » .(p. 98) et importés autant qu'improvisés, des partis qui n'étaient en aucune façon des produits du crû, ni des créations spontanées de l'évolution politique et sociale, pas même le résultat naturel des conflits de tendance à l'intérieur du mouvement socialiste et des organisations ouvrières. L'appareil a précédé le parti, qui lui-même a précédé le mouvement. D'ailleurs, en règle générale, là où, par les moyens qu'a rappelés Angelica Balabanova, les communistes ne sont pas parvenus à mettre la main sur une partie au moins de l'organisation socialiste ou syndicale, (aujourd'hui, c'est plutôt sur les mouvements nationalistes qu'ils opèrent), ils n'ont pas réussi à former un parti qui compte, ils sont restés ce que leur génie propre les destinait à demeurer (mis à part leur art de s'emparer des mouvements créés par d'autres), une secte i oléc et impuissante.

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