168 « dogme unique de salut », joue un rôle non moins important dans la vie interne du parti : c'est elle, en effet, qui fonde l'unité psychique sans laquelle le « monolithisme » de l'appareil risquerait de tomber en poussière. Sur ce point aussi l'évolution a été relativement lente. Ainsi, en 1899, dans Notre programme, Lénine 28 se fait encore l'écho de l'aversion qu'inspiraient traditionnellement le mot et le concept d' « orthodoxie ». Ayant loué Plékhanov d'avoir critiqué << impitoyablement » le révisionnisme bernsteinien, il s'empresse d'ajouter : Nous savons que ces mots nous vaudront une avalanche d'accusations : on criera que nous voulons faire du parti socialiste un ordre d' « orthodoxes », persécutant les « hérétiques » qui s'écartent du .« dogme », qui ont une opinion indépendante, etc. Nous les connaissons, toutes ces phrases cinglantes à la mode. Mais ( ...) il ne saurait exister de parti socialiste fort sans une théorie révolutionnaire (...). Défendre une telle théorie (...) contre les attaques injustifiées et les tentatives de l'altérer ne signifie nullement qu'on soit l'ennemi de toute critique. Nous ne tenons nullement la doctrine de Marx pour quelque chose d'achevé et d'intangible; au contraire, nous sommes persuadés qu'elle a seulement posé les pierres angulaires ·de la science que les socialistes doivent faire progresser dans toutes les directions ... (IV, 217). Si l'on est heureux de voir Lénine se hérisser devant l'accusation d' « orthodoxie », il n'en est pas moins vrai qu'il avait une bien inquiétante manière de concevoir la « théorie révolutionnaire », théorie qui « unit tous les socialistes » et « d'où ils tirent toutes leurs convictions » (ibid.). Cinq ans auparavant, dans sa polémique contre Mikhaïlovski ( Ce que sont les « amis du peuple », 1894), Lénine avait déjà ouvertement proclamé les prétentions du « marxisme » au monopole de la science. « Aujourd'hui, dit-il, la conception matérialiste de l'histoire n'est plus une· hypothèse, mais une doctrine scientifiquement démontrée... Le matérialisme n'est pas " par excellence une conception scientifique de l'histoire ", comme le croit M. Mikhaïlovski, mais c'en est la seule conception scientifique » (I, 157). Quatorze ans plus tard, dans Matérialisme et Empiriocriticisme ( 1908), le « marxisme » débordait le domaine de l'histoire et devenait la « seule » conception scientifique de l'univers. « Dogmatisme », « orthodoxie » ne sont plus employés comme des termes péjoratifs. La réalité ayant démontré ~< la vérité objective de toute la théorie économique et 28. Les chiffres latins et arabes entre parenthèses renvoient au volume et à la page des Œuvres complètes de Lénine, 4• éd. Biblioteca Gino Bianco • DÉBATS ET RECHERCHES sociale de Marx », il est clair, dit Lénine, que « parler du " dogmatisme " des marxistes, c'est faire une concession impardonnable à l'économie bourgeoise (...); en suivant le chemin tracé par Marx, nous nous rapprocherons de plus en plus de la vérité objective; quelque autre chemin que nous suivions, nous ne pourrons arriver qu'au mensonge et à la confusion » (XIV, 147}. . C'est dans le même ouvrage que nous trouvons la première apothéose de l' « esprit de parti » promu au rang d'inspirateur occulte et impérieux de toute l'histoire de la pensée humaine : « les sans-parti sont en philosophie d'une stupidité aussi désespérante qu'en politique » (p. 298), « l'économie politique est tout autant que la gnoséologie une science de parti (.•..); de même que les professeurs d'économie politique ne sont que de savants commis de la classe capitaliste, les professeurs de philosophie ne sont que de savants commis des théologiens » (p. 357), « la philosophie moderne est tout aussi imprégnée de l'esprit de parti que celle d'il y a deux mille ans » (p. 372) ... Non moins déprimant y est le recours constant à l'argument ·d'autorité : « Ne criez pas, MM. les disciples de Mach, que j'en appelle aux " autorités compétentes " : vos clameurs contre les autorités signifient simplement que vous substituez les autorités bourgeoises (Mach, Petzold, Avenarius ...) aux autorités socialistes (Marx, Engels, Lafargue, Mehring, Kautsky). Vous feriez donc mieux de ne pas soulever la question des " autorités " et du " principe " d'autorité » (p. 259). << Science » et unanimité MAIS c'est surtout dans Que faire ? 29 que Lénine a mis en évidence les conséquences pratiques qu'il entendait tirer de sa conception fanatique, intolérante, littéralement obscurantiste de la « science ». Les vrais savants, dit-il, « ne réclament pas, pour les nouvelles concep- _tions, la liberté d'exister parallèlement aux anciennes,' mais le remplacement de celles-ci par celles-là » (p. 179). Le progrès de la science ayant été identifié à un processus d' « épurations » successives, l'unanimité devient mystérieusement la loi du parti révolutionnaire .. Ainsi, dès les premières page de Que faire ? , Lénine se lance dans une violente diatribe contre la liberté de la critique à l'intérieur de l' organisa\ion révolutionnaire :· « La liberté de critique est la liberté de l'opportunisme, la liberté de transformer le parti en un parti 29. Les chiffres arabes entre parenthèses renvoient au volume I des Œuvres choisies de Lénine, Moscou 1946•
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