K. PAPAIOANNOU lisme « uniquement du développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu'il devait résulter nécessairement de l'action commune et de la discussion » 23 (XXII, 57 ), n'éprouvait aucune sympathie pour les « élites » et leurs « surho.nmes ». li est impos~ible de ne pas penser au bolchévisme lorsqu'on relit aujourd'hui la polémique de Marx et d'Engels contre Bakounine et son « Alliance socialiste révolutionnaire ». Les bakouninistes, disent-ils, veulent « soumettre l'Internationale au gouvernement secret, hiérarchique et autocratique de l'Alliance » 24 ; leur but est de « transformer l'Internationale en une organisation hiérarchiquement constituée ( ...), soumise à une orthodoxie officielle et à un régime non seulement autoritaire, mais absolument dictatorial » (ibid., p. 117). Leur parti « s'est affirmé dès le début comme une aristocratie au sein de notre Association, comme un corps d'élite ayant son propre programme et ses propres privilèges » (p. 138). Fondé sur une stricte division « en deux castes, initiés et profanes, aristocrates et plébéiens » (p. 142 : comment ne pas penser au « parti intérieur » dont parle Orwell ?), fonctionnant comme « une nouvelle Compagnie de Jésus » (p. 334 ), ce parti de « prêtres d~une science secrète » (p. 43) dont la règle de conduite se résume par la formule : « qui n'est pas avec nous est contre nous » {p. 386 ), n'aspire qu'à « éterniser la dictature » {p. 341) dans son « communisme de caserne » (p. 425) qui est « plus autoritaire que le communisme des peuples les plus primitifs » et qui « dépasse de loin l'Etat jésuite du Paraguay » (p. 438). En un mot : Pour assurer le triomphe de la révolution, il faut l'unité de la pensée et de l'action. Les Internationaux cherchent à créer cette unité par la propagande, la discussion et l'organisation publique du prolétariat. Bakounine ne demande qu'une organisation secrète d'une centaine de personnes, les représentants privilégiés de l'Idée révolutionnaire, qui s'érigent euxmêmes en état-major révolutionnaire (...). L'unité de pensée et d'action ne signifie rien d'autre qu'orthodoxie et obéissance aveugle. Perinde ac cadaver. Nous sommes en pleine Compagnie de Jésus :5. Mais ne sommes-nous pas plutôt déjà en plein « léninisme » ? 23. Engels : Préface à la 411 éd. allemande (1890) du Manifeate communiste, in W,. XXII, 57. 24. Marx-Engels : Un complot contre l'Internationale (1872), ln W., XVIII, 439-40. 25. XVIII, 346. L'accusation de • Jésuitisme • revient 1an1 ceue dan, la polémique : cf. XVIII, 334, 346, 407, 437, 437-38. Marx se réfère à !'Appel aux offlciera de l'armée ruue (reproduit in extemo dans W., XVlII, 432-36) oti Bakounine exalte • l'obéissance pa11ive • aux ordres • d'un Comité unique qui connait tout et n'est connu de personne•· Unlne au11l déflnissalt les bolchéviks comme • les JeunesTurcs de la Révolution - avec quelque choie de Jésuite en plus •· Mala que dirait Marx, que dirait Lénine du ,acrifl:do delr inlelktto pratiqué à l'époque stalinienne? Biblioteca Gino Bianco 167 Le bolchévisme Nous AVONS RAPPELÉ ailleurs la conception très particulière que Lénine s'est faite des rapports entre le parti d'avant-garde et la classe ouvrière - et, plus généralement, la société : c'est dans le « solipsisme » léniniste que nous avons trouvé les germes de la future subordination de la société civile à l'appareil de l'Etat totalitaire 26 • Si l'Etat bolchévik a pu, dès les premiers jours de la révolution, s'élever audessus de la société et lui enlever progressivement toute capacité de résistance, c'est que le parti dont il était l'émanation fut d'emblée conçu comme une entité indépendante des forces sociales, et plus particulièrement de la classe dont il tirait sa substance et sa légitimité. Lénine a fondé son mythe du parti sur la ruine du mythe marxiste de la classe élue. L'acte de naissance du bolchévisme dans Que faire ? (1902) et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) est une contestation radicale, impitoyable, de la capacité historique du prolétariat : moralement apathique, aveuglé par ses soucis immédiats, dominé par l'idéologie « bourgeoise », dévoyé par le « trade-unionisme », inca- · pable de saisir la « totalité », le prolétariat, « livré à lui-même », ne peut que « trahir la grande devise : l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre des travailleurs euxmêmes » 27 • C'est bien cette décapitation, cette capitis diminutio du prolétariat, qui rendit possible la prétention du parti d'être la « tête » de la Révolution. Le second trait spécifique du parti de type léniniste, trait qui le distingue de tous les autres partis politiques (sauf les partis fascistes, créés, dans une large mesure, à son image), c'est sa structure organisationnelle, laquelle réduit à l'extrême son caractère politique (au sens classique du terme) et l'apparente à l'Eglise (par son idéologie dogmatisée), à la bureaucratie (par son organisation centralisée et hiérarchisée) et à l'armée (par l'obéissance « monolithique » qu'il réclame de ses militants de base). Nous avons déjà évoqué le rôle que joue la dogmatisation de la doctrine dans l'économie profonde du système : l'élévation du parti audessus de la société se justifie dans le léninisme par la « transcendance » de la « science prolétarienne » par rapport à la « conscience de classe » immédiate du prolétariat. Mais l'absolutisation du marxisme, sa pétrification en un • 26. Cf. notre étude • Classe et pnrti •• in Contrai social, Jutllet-aoQt et se{>t,-oct. 1968. 27. Lénine : Lu Objectifs immédiats de noire mouvement (1900), in Œuvrea compllles, 4• éd., IV, 383.
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