K. PAPAIOANNOU l'égard de leurs camarades de parti, voire de leurs propres disciples traités systématiquement d' « ânes », « cochons », Knoten (rustres), Straubinger (mauvais garçons), etc., en fait foi autant que la manière si souvent expéditive avec laquelle ils « liquidaient » les organisations dans lesquelles ils militaient. Ce n'est assurément pas un homme de parti qui a écrit à Engels la lettre suivante : « Je suis très content du véritable isolement où nous nous trouvons vous et moi. Il correspond parfaitement à nos principes et à notre position. Le système des concessions réciproques, des demimesures supportées seulement en vue de sauver ]es apparences et l'obligation de partager publiquement avec tous ces ânes l'absurdité du parti, désormais, tout cela est bel et bien fini pour nous ... » Et ce n'est pas non plus un homme de parti qui lui a répondu en ces termes : « Comment des gens comme nous, qui fuyons comme la peste les positions officielles, pourrions-nous nous trouver chez nous dans un " • " 14 parti ... » En ce qui concerne le prétendu « esprit de parti » de Marx en tant qu'homme de science, il n'est pas sans intérêt de relire la page de l'Histoire des doctrines économiques où Marx vante l'attitude « stoïque, objective, scientifique » de Ricardo, en l'opposant à la « vulgarité » de Malthus dont le « péché contre la science » a consisté moins dans ses « plagiats continuels » que dans le fait qu'il a « faussé les conclusions scientifiques en se plaçant à un point de vue extérieur à la science » 15 : on _estloin du monde bizarre où l' « objectivisme » et l' « académisme » désignaient des déviations trop souvent mortelles ... L' « esprit de parti », on le trouve encore moins dans l'activité militante de Marx et d'Engels. Si les « communistes » dont parle le Manifeste ne constituent nullement « un parti distinct en face des autres partis ouvriers », ces derniers ne sont pour Marx que des expressions passagères et limitées du mouvement ouvrier, mouvement qui les dépasse de toutes parts et se manifeste à tous les niveaux de la réalité sociale. « Le parti au sens éminemment historique du terme », dont parle Marx dans sa lettre à Freiligrath (du 29 février 1860), désigne l'ensemble des forces par lesquelles se manifeste l' « auto-activité », l' « auto-affranchissement » du prolétariat, l' « économie poli14. Marx-Engeb : lettrea du 11 et du 13 février 1851. 15. Marx : Theorlen uber den Mehrwert, éd. Kautsky, Stuttgart 1905, 11/1, p. 312 (trad. Molitor, III, 14-15). Biblioteca Gino Bianco 165 tique ouvrière », l' « auto-gouvernement des producteurs ». De ce « parti » qui « naît spontanément du sol de la société moderne », les organisations purement politiques ne sont que des expressions « éphémères », de simples épisodes ». La politique n'est qu'une des dimensions de l'action par laquelle le prolétariat sort de sa passivité objective pour s'affirmer comme le sujet créateur de l'histoire. Ce n'est pas le lieu ici d'évoquer les ambiguïtés que recèle la critique marxienne de la politique et ses implications dans l'ordre de la théorie sociologique aussi bien que dans celui de l'action pratique. Rappelons toutefois que si Marx a dû défendre, contre les anarchistes, la nécessité de l'action politique, ce qui lui a valu de passer pour « autoritaire », sa doctrine prête surtout le flanc à la critique opposée : celle qui lui reproche de nier la spécificité du politique et de tout ramener au social. Quoi qu'il en soit, cette indispensable action politique ne signifie nullement, chez Marx, l'Absolu monolithique que postule l'idée moderne de l' « esprit de parti ». C'est un air bien victorien, « humain, trop humain », que l'on respire lorsqu'on lit, par exemple, la lettre datée du 29 juillet 1868, où MarK décrit à ' Engels ses activités dans l'Internationale : « Pour ma part, en tant que membre du Conseil général, je dois prendre une attitude non partisane [ unparteiisch : péché majeur selon le « marxisme-léninisme » d'aujourd'hui] vis-à-vis des divers groupes ouvriers organisés. Le choix de leurs dirigeants est leur affaire, non la . mienne... » On est loin du monopole totalitaire et du- « monolithisme » que le « marxisme orthodoxe » entend faire régner à l'extérieur comme à l'intérieur du parti unique promu au rang de démiurge exclusif de l'histoire. Marxisme et pluralisme NULLE PART chez Marx on ne trouve la moindre trace de la pseudo-théorie stalinienne suivant laquelle chaque classe ne peut être représentée que par un seul parti 16 • Dans le Manifeste, nous l'avons vu, les « communistes » ne sont considérés que comme une fraction du 16. Celle • théorie • - suggérée plutôt qu'énoncée explicitement par le stalinisme - a passé pendant longtemps pour le non plm ultra du marxisme. Cf., par exemple, M. Duverger : Les Parti& politiques, p. 292. Georges Gurvitch lui a donné une tournure pour le moins inattendue lorsqu'il a prophétisé, en 195:i, que • la démocratisation du parti communiste devrait aboutir par étapes ii la reconnaissance de plusieurs partis politiques : parti ouvrier, parti paysan, parti technobureaucratique, parti des petits foncUonnalrea et techniciens subalternes ... • Cf. E~prit, n° 203 (Juin 1953) pp. 971-72.
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