K. PAPAIOANNOU Pour Nietzsche comme pour Marx (dans la Critique de la philosophie hégélienne de l'!3tat~, « la démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l'Etat (...), le décri, la décadence et la mort de l'Etat, l'affranchissement de la personne privée est la conséquence de l'idée démocratique de l'Etat ; et c'est en cela que consiste sa mission ». Or cette « démocratisation de l'Europe » - « un anneau dans la chaîne de ces énormes mesures prophylacti- · ques par lesquelles nous nous séparons du Moyen Age » - engendrera un mouvement en sens contraire, à savoir « un enthousiasme quasi fanatique pour l'Etat · », enthousiasme d'autant plus fort que « les cœurs sentiront un vide depuis leur rupture avec Ia religion et chercheront à se créer un succédané, une sorte de bouche"'trou, par le dévouement à l'Etat ». C'est alors, dit Nietzsche, que le socialisme mêlera sa « rude voix » au cri de guerre : « Le plus d'Etat possible ! » : Le socialisme est le fantastique frère cadet du des- · potisme presque défunt, dont il veut recueillir l'héritage · ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnairés. Car il désire une plénitude de puissance de l'Etat telle que le despotisme seul ne l'a jamais eue : c'est que l'individu lui apparaît comme uu luxe injustifiable de la nature, qui doit être par ·tui corrigé en un organe utile de la communauté. Le socialismè veut réaliser. un Etat absolu tel qu'il n'en a jamais e~isté de pai::eil; et co~<: il n'a plus le moindre dr~it de c~mpter su~ la_ viei.IJe piété religieuse envers 1Etat, qu au contraire il doit, bon gré mal gré, travailJer con~tamment à sa s~ppression - puisqu'en effet il ,travaille à la suppression de tous les Etats existants - il ne peut avoir d'espoir d'une existence future que pour de courtes périodes, çà et là, gtâce au plus_ext~ême terrorisme. C'es! p~urquoi il se prépare silencieusement à la dommatton par la terreur ... Il est remarquable que pas un seul instant Nietzsche n'envisage la possibilité d'une transmutation de l'idéologie en un substitut de la vieille « piété religieuse envers l'Etat » : le seul moyen de domination qu'il considère corn- .me possible à l'époque de la « mort de Dieu » n'est que l'exaspération terroriste des anciennes méthodes de violence. Cela fut écrit en 1886. Quatre ans plus tard, on retrouve la même problématique dans une lettre où Constantin Léontiev, le « Nietzsche russe », expose, sur un ton mi-fantaisiste mi-sérieux, son plan de « constantinisme » socialiste : Il m'arrive, écrit-il, de voir un tsar russe prendre la tête du mouvement russe, et l'organiser un peu à la façon dont l'empereur Constantin le fit pour l'organisation du christianisme. Mais que veut dire « organisation ,. ? Pas autre chose que la contrainte, le dcsf::me ~bli avec sagesse, la légitimation d'une vio chronique, habilement et savamment dosée, une violence qui s'exerce sur la volonté personnelle Biblioteca Gino Bianco 163 des citoyens. Voici une autre considération : il est peu probable qu'on puisse organiser et faire durer ce nouvel esclavage assez complexe sans passer par une mystique. Si, après l'annexion de Constantinople, une · concentration extraordinaire de la bureaucratie ecclésiastique orthodoxe (sous la forme du patriarcat et des conciles) pouvait coïncider d'une part avec le développement de la mystique et d'autre part ayec cette inéluctable fatalité qu'est le mouvement ouvner, en ce cas, dis-je, on pourrait garantir, et pour longtemps, la double base politique et économique de l'Etat. D'ailleurs tout finira plus tard dans une fusion définitive. L'humanité a sans doute beaucoup . ill' 2 vie 1.... Une fois de plus, on voit la limite infranchissable de la pensée traditionnelle, même la plus « anticipatrice » : la « fusion » des pouvoirs, la « légitimation » de la violence, la « concentration extraordinaire de la bureaucratie ecclésiastique », elle ne pouvait les concevoir que sous la forme de l'orthodoxie religieuse traditionnelle et de ses dérivés mystiques. D'ailleurs Léontiev lui-même ne croyait guère aux chances de réalisation de ce « socialisme » mystique et despotique, seul moyen selon lui d'empêcher les Slaves de tomber « comme les autres races » dans le giron de cette bourgeoisie occidentale « si haïssable » et de résîster à l'imminente « invasion chinoise » ... Marx et le « marxisme orthodoxe » MÊME INCOMPRÉHENSIOcNhez les révolutionnaires. L'accusation de vouloir imposer une « doctrine officielle et orthodoxe » revient sans cesse dans les polémiques de Marx et d'Engels contre Bakounine 3, mais il est clair qu'il s'agit là d'une simple figure de rhétorique destinée à tourner en dérision le fanatisme à la Netchaïev que Bakounine voulait inculquer à ses adeptes. Marx a dû être scandalisé par l'article 5 du programme de l'Alliance bakouniniste où il est dit que celle-ci « se propose de propager les vraies idées en ce qui concerne la politique, l'économie sociale et toutes les questions philosophiques », mais il n'en est pas moins vrai qu'on chercherait en vain dans l'œuvre de Bakounine la moindre velléité de W eltanschauun g. Il e_stvrai aussi que Marx lui-même a eu à se défendre contre des accusations du même genre. On connaît les sarcasmes de Bakounine sur le « socialisme savant » et sur la prétention des « chefs du parti communiste » d'être les « professeurs » du prolétariat : 2. Lettre à Alexandroff citée par N. Berdiaev : Constantin Leontieff, trad. fr., Paris s.d., P,P• 283-84. 3. Engels : Circulaire du Conseil gh1éral de r lnternationale (1872), ln W., XVIII, 117 ; Marx-Engels : Un complot contre l'Internationale (1873), in W., XVIII, 333, 346, 407.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==