Le Contrat Social - anno X - n. 3 - mag.-giu. 1966

162 Second Empire 1 , mais englobe la totalité de la vie sociale, y compris la vie intellectuelle ·et la vie privée : un seul ·groupe fonctionnant comme un appareil rigoureusement unifié, hiérarchisé et centralisé concentre entre ses mains la totalité des pouvoirs. Le régime ignore de la sorte le conflit entre pouvoir séculier et pouvoir spirituel, caractéristique des sociétés « théocratiques » traditionnelles, tout en évitant le pluralisme idéologique des sociétés désacralisées. Comme- dans tous les régimes théocratiques, la vérité est le monopole d'un groupe exclusif. Or, ici, le groupe des gardiens du saint chrême, des dispensateurs de l' « information » et des manipulateurs des mass media ne constitue nullement une classe particulière, « autocéphale », séparée des autres classes par l'abîme qui sépare traditionnellement le sacré du profane, mais fonctionne comme un simple département de l'immense machine bureaucratique qui, indistinctement, dirige les consciences, gère le capital et règle la vie « politique » de la société. A l'origine de cette immense révision des normes traditionnelles de la répartition du pouvoir, se trouve un groupe social sans doute unique dans l'histoire et dont la présence constitue incontestablement la condition sine qua non de cette concentration et de cette centralisation théoriquement absolues des pouvoirs. Nous avons nommé le Parti, l'institution la plus originale, l'intellectus archetypus de la société totalitaire. C'est dans le Parti, sa prétention d'incarner la « force motrice de l'histoire », ses obsessions « idéologiques », sa structure bureaucratique, sa discipline militaire, son monolithisme clérical, que l'on découvre le « secret » du régime totalitaire : la révolution par en bas ou par en haut et la reconstruction postrévolutionnaire ne font apparemment que réaliser et généraliser les virtualités totalitaires que le Parti contient en germe. En effet, avant de prendre le pouvoir, alors même qu'il ne représente qu'une minorité insignifiante, le Parti constitue déjà un Etat totalitaire en miniature. En prenant le pouvoir en partie ( « régions libérées ») ou en totalité, il projette sur la société les institutions qui lui sont propres. Finalement, il construit la société à son image ; celle-ci reproduit désormais, mais à un moindre degré de cristallisation, l'univers mental et la structure interne du Parti. Ce qu~~au début, n'était que le signe distinctif d'un groupe, voire d'un 1. Marx-Engels -:- Werke (titre abrégé W.), Dietz, VIII, p. 197. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES groupusCtJle purement et exclusivement politique, devient souver_ainde la société tout entière. Il serait parfaitement vain de chercher dans la pensée du XI?{e siècle le moindre pressentiment du totalitarisme moderne. Tocqueville et Burckhardt, Nietzsche et Dostoïevski, Proudhon et Marx, Spencer et Stuart Mill ont, chacun de son côté, annoncé tel asp~ct particulier du despotisme du xxe siècle ; chacun avait touché du doigt un morceau de l'éléphant, mais personne n'avait pu spécifier sa nature ni nommer ses deux attributs les plus essentiels : l' « orthodoxie » idéologique el: le parti totalitaire. Marx a pu annoncer toutes les catastrophes possibles et imaginables, mais lui q1:1i a glorifié la bourgeoisie d'avoir créé un monde où l'homme « était enfin contraint de ·regarder la réalité avec des yeux dégrisés », hausserait les épaules si .on lui disait que l'Allemagne - das theoretischste V olk, « le peuple le plus doué pour la théorie »; disait Engels - allait un jour tomber en transes devant Hitler. De même les détracteurs du socialisme ont_pu lui prêter les intentions les plus .sataniques, mais Dostoïevski n'a jamais été effleuré par ridée que, outre le mouchardage universel et « l'égalité dans l'esclavage », le système de Chigaliev pourrait aussi comporter le -<< culte de la per.. sonnalité » et la transformation du Chef en « coryphée des sciences et des arts ». Flaubert a dit un tas de méchancetés sur les masses, mais qui aurait pu penser que les révolutionnaires du monde entier allaient s'aplatir devant le « Père des peuples » transformé en autorité. suprême en matière ·de linguistique, d'économie, de musique, de biologie ? L'orthodoxie PEUT-ÊTRE.Nietzsche a-t-il été le premier à méditer, d'une manière non idéologique, résolument étrangère aux « nouveaux christianismes » et aux « catéchismes positivistes » de ·l'épç,que, sur le problème· des rapports entre l 'Etat et le sacré tel qu'il se pose cl~ns une société désacralisée, irréligieuse, de . plus en plus marquée par la « mort de Dieu ». Relisons les paragi:aphes 472 et 473 d'Humain, trop humain (I),. où Nietzsche expose ses vues sur l'avenir de la démocratie et du socialisme : La croyance à un ordre divin des choses politiques, à un mystère dans l'existence de l'Etat, est d'originê religieuse. La religion disparaît-elle, l'Etat perdra inévitablement son antique ~oile d'Isis et n'éveillera plus le regret. La souveraineté du peuple, vue de près, servira à faire évanouir jusqu'à la dernière trace de la magie et de la superstition dans le domaine de ces sentiments. ..

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