134 à Trotski, Taine n'essayait pas d'expliquer son « objectivité » par quelque méthode infaillible, mais simplement par son respect pour le métier d'historien ... Ainsi l'historien a tendance à observe-r le passé à' travers le présent. On a interprété la Révolution française d'une manière différente avant et après la révolution de 1848, avant et après la Commune, avant et après la révolution d'Octobre. Les interprétations, les conclusions, les sympathies et les antipathies varient moins en fonction de la découverte de documents et d'aspects nouveaux qu'en fonction de l'expérience personnelle et intellectuelle de l'historien. Louis Blanc, Lamartine, Michelet sont les héritiers de la tradition révolutionnaire : ils voient 1789 avec les yeux de participants et de « propagandistes » de la révolution de 1848. Au contraire, Taine, Renan, Anatole France sont les interprètes de l'esprit antirévolutionnaire. Témoins des désillusions de 1848 et des excès de la Commune de Patis, ils n'ont que faire des conceptions romantiques et ont tendance à fuger avec sévérité les événements et les hommes de 1789. Au romantisme de Michelet et à l'enthousiasme .de Lamartine succèdent le scepticisme d'Anatole France et la critique passionnée et impitoyable de Taine. La réaction d'une grande partie de l'intelligentsia russe aux événements de 1905 et à ceux de 1917 a été analogue à celle des auteurs français aux événements de 1789. Si Taine dénonçait la rhétorique creuse, le schématisme, le dogmatisme, la dureté, la médiocrité et tout simplement la stupidité de ceux qui avaient « empoisonné » de leurs idées et de leurs actions la France révolutionnaire, Berdiaïev, Strouve, Mérejkovski de leur côté, ainsi que quelques hommes de gauche, ont dénoncé les er'" reurs et les vices analogues des « faux prophètes » de l'intellige_ntsia russe. En Russie même, la tendance antirévolutionnaire n'a. pu se développer sous le régime soviétique. Dans les années 20, elle avait tenté - sans grand succès, bien entendu - de chercher refuge dans la littérature. Dans les années 30, cette tendance n'existait plus que dans l'émigration. L'INFLUENCE des idées et des événements contemporains sur la manière de traiter . le passé est évidente. Non moins évidente est l'influence inverse, celle du passé sur le présent. En ce qui concerne- les deux réyolutions de 1917, on peut dire que cette ,.,- Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL influence du passé leur a été fatale. Bien ~vant que la révoluti?n n'~clate, les. leaders ,des !3ïvers partis ·révoluuonnaues avaient prepare des schémas dans lesquels devaient entrer les événements à venir. Convaincus que les choses devaient se dérouler conformément aux lois régissant toutes les r~volutions, ils n;. doutaient point que, à en Juger par les experiences précédentes tant en Occid~nt q~'en Russie même le déroulement et 1aboutissement de la rév'olution n'aient été fixés d'avance. Suivant leurs schémas, toutes les révolutions passent pas des stades obligatoires. Au début, ce sont les modérés qui occupent l'avant-scène. Ensuite, sous la poussée des forces populair~s, ce sont les extrémistes qui arrivent au pouvou. Enfin troisième et dernier stade : les excès des ;xtrémistes provoquent une réaction, laquelle prend le plus souvent la forme d'un général pacificateur. Les marxistes et les hommes politiques de · gauche n'ont pas été les seuls à raisonner de la sorte. Quelque dix ans après 1917, le leader du mouvement libéral russe, P. N. Milioukov, s'en tenait toujours à l'idée des phases nécessaires par lesquelles passe toute révolution _ 5 • Certes les événements de 1917 en Russie ' avaient, dans .une certaine mesure, confirmé le bien-fondé de ladite conception. Le malheur fut que, si le second stade avait succédé au premier conformément aux prévisions, le troisième ne devait pas suivre. Les extrémistes de gauche commettaient (comme prévu) les pires excès : mais la réaction que ces excès devaient normalement engendrer ne venait pas, ni en la personne d'un général pacificateur ni sous une autre forme. Bien plus tard seulement il a été donné de comprendre l'influence ·néfaste exercée sur les hommes politiques et les leaders de la révolution de Février par ce déterminisme historique. En pleine tourmente, au moment où il · était urgent d'y voir clair, de savoir reconnaître la hiérarchie des dangers et de prendre des décisions, les schémas déterministes ont paralysé l'esprit et la volonté. En effet, si le développement et l'aboutis_sement de la révolution sont déterminés d'avance, les hommes, leur volonté et leur ingéniosité n'y peuvent pas grand-chose. Si la réaction (ou la contre-révolution) doit inévitablement lui succéder, alors le bolchévisme, en tant qu'épisode, n'est pas si dangereux. Que les extrémistes de gauche parviennent à se maintenir longtemps au pou5. Rossiia na pérélomié, p. 40.
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