Le Contrat Social - anno X - n. 3 - mag.-giu. 1966

revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - MAI-JUIN 1966 B. SOUVARINE ........... . . DAVID ANINE ........... . LÉON EMERY ............ . G. ARONSON ............ . E. DELIMARS ............ Vol. X, N° 3 Simulacre de congrès Février et Octobre Les paysans et le communisme Staline, grand capitaine La Tchéka et son « Trust » DÉBATS ET RECHERCHES K. PAP AIOANNOU ....... . Le parti totalitaire (1) DOCUMENTS Les entretiens Staline - de Gaulle, 1944 QUELQUES LIVRES Comptes rendus par CLAUDE HARMEL et MICHEL COLLINET L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Vietnam : l'lge du bonze - Abondance d'experts - Le cauchemar indonésien Révisions sans révisionnisme • Jean Le Bail INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco ,,.

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT .--s0.. CIAL SEPT.-OCT..•.1965 B. Souvarine Ni orthodoxie, ni ;iJvisionniiine Yves Lévy De Charles X à Charles de Gaullt1 Manès Sperber lndiff,rsnce et liberté Léon Emery Les relations germano-sovi,tiques Hugo Dewar L'affaire Kirov Rudolf Hilferding Capitalismed'Étatou économie totalltaire? F. Raskolnikov Lettre ·ouverte à Staline N~ Valentinov Sur une biographie de Maxime Gorki JANV. - FÉV. 1966 B. Souvarlne Ainsi parla Khrouchtchev Manès Sperber Tradition et culture· de masse Joseph Frank Dostoïevski et les socialistes Nicholas Gage Albanie, ilot de misjre Valery M. Albert La vie aux champs en U.R.S.S. Yves Lévy L'opinion publique H. ·o. Stassova Pages de ma vie · William Korey La conférence de Zimmerwald I' • 1 ,,, NOV.-DÉC. 1965 . . . \ B. Souvarine Mythes et fictions Branko Lazitch Le martyrologe du Comintern B. Souvarine Commentaires sur« le martyrologe» Alexandre Kérenski La franc-maçonnerie en Russ/e Donald D. Barry L'automobile en U.R.S.S. Simone Pétrement Démocratie et technique Anniversaires De Ialta à Bandoeng Chronique Nobel, tel quel MARS-AVRIL 1966 B. Souvarine Mi-paix, mi-guerre E. Delimars La Tch,ka à l'œuvre N. Valentinov « Tout est permis » Pierre Hassner Les industriels comme classe dirigeante Simone Pétrement ' Rousseau et la dtJmocratie Eugène Kamenka La conception soviétique du droit T. Katelbach Les dtJportés polonais en U.R.S.S, L'Observatoire des deux Mondes Toujours·le Vietnam - Un comble Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

' kCOMl?ili MAI-JUIN 1988 VOL. X, N° 3 B. Souva~ne.. ·: .... . David Anine ........ . Léon Emery . . . . . . . . .. G.· Aronson ........ . E. Delimars ......... . Débats et recherches K. Papaioannou , Documents SOMMAIRE Page SIMULACRE DE CONGRÈS . . . . . . . . . . . . . . 129 FÉVRIER ET OCTOBRE. . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 LES PAYSANS ET LE COMMUNISME..... 136 STALINE, GRAND CAPITAINE . . . . . . . . . . . . 141 LA TCHÉKA ET SON «TRUST».......... 146 LE PARTI TOTALITAIRE (1) ............ . 161 LES ENTRETÎENS STALINE - DE GAULLE, 1944. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Quelques livres Claude Harmel.. . . . . . . CONTRIBUTIONS A L'HISTOIRE DU COMINTERN. . . 185 Michel Collinet. . . . . . . LESOCIALISME ET L'EUROPE, de CLAUDE BRUCLAIN 191 L'Observatoire des deux Mondes VIETNAM : L'AGE DU BONZE......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 ABONDANCE D'EXPERTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194 LE CAUCHEMAR INDONl:S~EN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 ' Rl:VISIONS SANS Rl:VISIONNISME. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196 JEAN LE BAIL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Livre• reçue Biblioteca Gino Bianco

DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Le Gros Animal De Montaigne à Teilhard de Chardin via Pascal et Rousseau Culture esthétique et monde moderne . Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Essai sur les libertés Paris, Calmann-Lévy. 1965. Démocratie et totalitarisme Paris, Librairie Gallimard. 1965. • Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. /. - Des origines à la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolution française T. Ill. - De la Révolution française au milieu du X/Xe siècle Paris, Presses universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ~VOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-L~NINISME Paris, Le Livre contemporain.' 1957. Kostas Papaioannou : Hegel PR~SENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, Éditions Seghers. 1962. Les Marxistes : Marx et Engels. La social-démocratie. Le communisme. Paris, Éditions J'ai lu. 1965. Hegel LA RAISON DANS L'HISTOIRE Paris, Union générale d'éditions. 1965. Biblioteca Gino Bianco

revue historique et critique JeJ /aitJ et Jes iJéeJ Mai-Juin 1966 Vol. X, N° 3 SIMULACRE DE CONGRÈS par B. Souvarine LE PARTI COMMUNISTE DE L'UNION SOVIÉTIQUE a tenu, du 29 mars au 8 avril, ce qu'il appelle arbitrairement son XXIIIe Congrès, alors que ce parti n'a plus rien de commun · depuis longtemps avec celui qui, sous l'étiquette social-démocrate, tint son premier congrès en mars 1898 et dont le Manifeste fut écrit par Pierre Struve. C'est seulement à partir du sixième congrès social-démocrate, réuni en août 1917, que la fraction bolchévique s'affirme en parti distinct des autres formations social-démocrates et ce sera l'année suivante, au septième congrès, que ledit parti se dénommera communiste. Cette question de numérotation n'a finalement aucune importance, sauf celle de montrer que les communistes trichent sur le moindre détail et éprouvent le besoin de vieillir leur parti de vingt ans pour se donner des lettres de noblesse. D'autre part, c'est par un véritable abus de langage qu'il appelle « congrès » une assemblée comme celle qu'il a récemment convoquée. Un congrès, disent tous les dictionnaires, doit être une réunion de gens qui délibèrent sur des intérêts communs. Or il y a belle lurette que les pseudo-congrès de ce parti ont cessé • de délibérer : le Comité central, voire le Politburo, s'en charge au préalable. On ne voit pas trace de délibération dans le compte rendu officiel de ce dernier « congrès », pas plus que dans celui des précédents depuis plus de trente ans, pas même dans celui du XVIP Congrès de 1934 dont 1.108 membres sur 1.966 ont péri de mort violente par ordre de Staline (discours secret de Khrouchtchev dixit). Les rapporteurs désignés ont lu leurs rapports, les orateurs désignés ont récité leurs leçons, les congressistes désignés ont applaudi et chanBiblioteca Gino Bianco té, mais tout cela ne ressemble en rien à des délibérations. Des disques de gramophone auraient fait aussi bien l'affaire. Si les XXe et XXIIe Congrès, en 1956 et 1961, ont forcé l'attention et excité l'intérêt, ce n'est pas qu'ils aient été plus délibérants que d'autres, c'est que les· dirigeants avaient choisi ces occasions pour révéler aux dirigés leurs intentions politiques et leurs règlements de comptes. Au XXe, Mikoïan, Souslov et Pankratova ont commencé, Khrouchtchev a achevé le déboulonnage de Staline. Au XXIIe, une quarantaine d'orateurs officiels, parmi lesquels Brejnev, Kossyguine, Souslov, Podgorny, Chélépine et autres hauts dignitaires actuels, ont révélé et dénoncé les crimes abominables, personnels, de Molotov, de Malenkov, de Kaganovitch et de leurs complices ; tous ont appuyé Khrouchtchev dans une opération supplémentaire pour discréditer Staline. Une seule voix discordante, mais celle d'un Chinois. Aucune délibération, donc point de congrès : les chefs parlent, les cadres applaudissent, unanimes. Cette fois encore, tout s'est déroulé suivant un rituel bien réglé, immuable, sans bavure, et sans le moindre Chinois pour troubler la cérémonie. Cinq mille assistants déguisés en congressistes et deux mille invités : les chiffres parlent d'eux-mêmes et prouvent qu'il ne s'agissait pas d'un congrès, mais d'un rassemblement de partisans mobilisés pour entendre la bonne parole, approuver, applaudir au signal, voter à l'unanimité, puis repartir pour transmettre au vulgum pecus les ordres et les mots d'ordre. Le groupe dirigeant du Parti forme aussi le noyau du prresidium du Congrès qui avise à la bonne marche des séances et pare

, 130 à toute éventualité, les tâches étant distribuées · d'avance au cours d'une préparation minutieuse qui a fait ses preuves. « L'ennui naquit un jour de l'uniformité » : ' . , . ce morne congres communiste en porte temo1- . gnage. Le rapport du Comité central présenté par Brejnev ne contient que des redites, maintes fois lues dans la Pravda. Une phrase sur la priorité consentie à l'industrie lourde. ne passera pas pour particulièrement originale. Un passage consacré à l'art et à la littérature non plus : le Parti encourage les arts et les lettres, il n'est pas question de brimer les écrivains et les artistes, mais il faut se conformer à la ligne du Parti, il faut de l'optimis~e, il faut exalter la société nouvelle, certes sans prétendre que tout soit pour le mieux, mais pourvu qu'on ne noircisse pas notre système politique, qu'on ne calomnie pas notre peuple héroïque, qu'on ne · touche pas à ce qui est sacré, notre patrie socialiste... Etc. Comme alternance de platitudes et de banalités, impossible de mieux faire, et pour cause : les niêmes scribes qui rédigent les papiers officiels du Parti sont les auteurs du rapport de Brejnev et de bien d'autres. Rien d'étonnant que l'on ait déjà lu ou entendu cela quelque part. De même, le rapport de Kossyguine sur un nouveau plan quinquennal n'apprend rien à personne puisque le Comité central avait approuvé, le 19 février, un rapport du même Kossyguine sur le même plan, analysé et commenté dans la presse. Les spécialistes occidentaux ont eu toute latitude de comparer les prévisions de ce plan à celles du plan septennal précédent et aux chiffres qui traduisent les réalisations accomplies. Le Congrès n'a donc . . ' ., ~ . rien appris a personne, en matiere economique. Le discours de Gromyko sur la politique étrangère répète mot pour mot la phraséologie habituelle de la propagande communiste. Les interventions des « délégués » n'offrent que des variantes de ce que publient couramment les journaux, même en réprouvant le « subjec- _tivisme » pour ne pas nommer Khrouchtchev. Retenons pourtant la phrase avouant que ce subjectivisme fut « plus nuisible aux récoltes que le mauvais temps et le manque d'engrais » (démenti à l'explication du fiasco agricole par les intempéries, si largement acceptée en· Occident). Les orateurs ont donc moulu le même grain, sauf le très méprisable Cholokhov qui n'a pas besoin d'être stylé pour insulter bassement des écrivains ~ans défense. Rien ne justifie, par conséquent, le battage éhonté de la presse « bourgeoise » qui a voulu Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL faire, de ce simulacre de congrès, un .événement de l'histoire contemporaine. Les soviétologues empressés à grossir démesurément les moindres faits et gestes de la bureaucratie communiste ont dû se rabattre sur des décisions insignifiantes : retour aux appellations de « secrétaire général » et de « ·politburo ». Mais personne ne sait si le changement des étiquettes a plus d'importance que celui de la Tchéka en Guépéou. Il est absurde en pareil cas de parler d'un « retour au léninisme ». Plus significative est la suppression du passage des statuts qui prescrivait un certain renouvellement périodique des cadres du Parti. Mais de toute façon, les statuts, comme la Constitution, sont des pièces d'archives dont le pouvoir ne s'embar- ' rasse guere. Il ne s'embarrasse pas davantage du programme du Parti, ce prétendu « Manifeste communiste de notre temps » adopté au XXIIt Congrès en 1961 après trente ans d'efforts rédactionnels (car c'est le XVIe Congrès, en 1930, qui avait décidé de refaire le programme). Qui se souvient encore de la 'publicité tintamaresque orchestrée à travers 'le monde au sujet de ce programme annonciateur de la société idéale ? Là aussi, le chœur des commentateurs bourgeois sans, principes, des soviétologues sans compétence et des politiciens sans scrupules n'a pas manqué de faire écho à cette propagande abusive. Nous avons écrit alors : « On ne risque guère de se tromper en classant le nouveau programme du Parti dans la littérature de propagande qui encombre les bibliothèques soviétiques et destinée à tomber bientôt dans l'oubli » (Est et Ouest, n° 267, nov. 1961.). Or sur ce programme faramineux, les rapporteurs et les orateurs du Congrès sont restés muets comme des carpes. Qu'est-ce à dire ? Le programme se donnait essentiellement comme l'expression d'une phase de transition entre le socialisme et l'avènement ·du communisme. Mais déjà le XVIIIe Congrès, en 1939, avait proclamé que !'U.R.S.S. était entrée « dans la phase où s'achève l'instauration d'une société socialiste sans classes passant graduellement du socialisme au communisme ». D'un congrès à l'autre, avec vingtsept ans d'intervalle, cette utopie claironnée d'abord à tout l'univers finit par s'estomper dans le silence. Ainsi se trompe lourdem'ent notre bourgeoisie dégénérée qui, au lieu de considérer les faits et les actes, se laisse prendre aux théories vieillotes et aux discours creux de similicongrès à grand spectacle. B. Souv ARINE.

FÉVRIER ET OCTOBRE par David Anine C E QU'IL Y A, assurément, de plus extraordinaire dans le régime né de la révolution d'Octobre, c'est sa longévité. Fort peu de gens croyaient, en 1917, que les bolchéviks pussent s'emparer du pouvoir. Presque personne ne croyait qu'ils seraient capables de s'y maintenir longtemps. Parmi les adversaires du bolchévisme, les plus pessimistes eux-mêmes étaient convaincus que la phase bolchévik de la révolution serait, au plus, un épisode de courte durée. Lénine lui-même, tout en prêchant qu'il fallait « oser » saisir le pouvoir, doutait, en son for intérieur, du succès de l'entreprise. Après Octobre et tout au long de la guerre civile, il affirmait que c'était miracle que le. « prolétariat » ait pü s'emparer du pouvoir et s'y cramponner. La longévité du régime issu de la révolution d'Octobre et son caractère inachevé rendent son analyse d'autant plus complexe. Quel sera l'aboutissement de cette révolution ? Depuis la mort de Staline, certains croient à une évolution, lente mais irréversible, du régime. En effet, on peut observer actuellement en Russie un dégel laborieux, dont le cours est interrompu par de brusques retours du gel. A cette occasion, rappelons qu'on a porté sur le régime soviétique des jugements analogues chaque fois que ledit régime était contraint de s'adapter aux circonstances. Dans les années 20, nombreux étaient ceux, en Russie et à l'étranger, qui considéraient que la révolution russe était bel et bien achevée, que, du point de vue historique, sa portée économique et sociale pouvait se résumer en une révolution agraire et en la liquidation du grand capitalisme. Nombreux étaient ceux qui croyaient Biblioteca Gino Bianco alors que, grâce à une démocratisation progressive du système des soviets, la Russie allait acquérir petit à petit les libertés fondamentales, politiques et autres. Un historten aussi prudent et avisé que P. N. Milioukov jugeait opportun de rappeler, en 1925, que dès 1921 il avait écrit : « Nous assistons à la naissance de la démocratie russe ' au milieu des décombres d'un passé sans retour. Il ne faut pas se montrer trop impatient à l'égard de l'immense et complexe processus révolutionnaire qui, dans d'autres pays, a exigé des dizaines, sinon des centaines d'années avant d'atteindre sa phase finale. » Et, considérant que ses prévisions s'étaient réalisées, Milioukov ajoutait : « Je suis heureux de constater que le cours des événements n'a fait que confirmer ce point de vue concernant l'évolution de la révolution russe. Les processus dont je viens de parler, et qu'il était encore difficile de déceler au cours des quatre premières années de la révolution, peuvent être constatés à présent à l'œil nu. Après le sombre tableau d'une destruction quasi totale, nous assistons aujourd'hui à une lutte active entre les forces de construction et celles de destruction, avec une supériorité très prononcée des premières. » Et l'auteur de conclure : « L'évolution interne du régime est là, on ne peut plus le nier. C'est la vie elle-même qui pousse à cette évolution, en dépit des efforts du pouvoir pour ~n entraver _le cours 1 • » En relisant ces lignes, 11 semble bien que la vision d'une Russie démocratique était autrement plus claire il y a quarante ans qu'elle ne l'est aujourd'hui. .. 1. P. Mllloukov: Roulia na ~nlomM (La Russie au tournant), vol. 1. Paris 1927, pp. XII-XIII.

132 CONTRAIREMENT à la révolution d'Octobre, . la révolution de Février est bel et bien achevée. N'en déplaise à Trotski, pour qui la révolution de Février n'était que l' « enveloppe » de celle d'Octobre, Février est un événement en soi, et non pas seulement une sorte de prologue. Certes, d'un point de vue strictement formel 'et chronologique, on peut considérer la révolution d'Octobre comme la dernière phase du processus engendré en février 1917. Mais qu'on les juge d'après les buts qu'elles s'assignaient, les méthodes qu'elles ont employées ou les hommes qui les ont dirigées, les deux révolutions sont différentes l'une de l'autre, voire antagoniques. Les buts de la révolution de Février étaient nationaux, ceux de la révolution d'Octobre, internationaux. Les dirigeants de la révolution de Février, indépendamment de leur appartenance poli tique, considéraient qu'il fallait ré- .soudre avant tout des problèmes d'intérêt national. Au contraire, pour les dirigeants de la révolution d'Octobre, celle-ci n'était qu'un prélude. à la révolution européenne d'abord, mondiale ensuite. La révolution de Février, avec son caractère populaire marqué, s'était déroulée pratiquement sans effusion de sang et avait été une surprise pour ceux-là même qui s'étaient mis à sa tête. La révolution d'Octobre a été un coup d'Etat préparé à l'avance. Octobre a ouvert l'ère de la guerre civile, de la terreur et de bouleversements gigantesques. Les hommes politiques qui ont joué un rôle prépondérant dans la révolution de Février étaient nantis, comme le commun des mortels, de vertus et de défauts divers. Les dirigeants de la révolution d'Octobre, eux, se ramenaient pour la plupart à un certain « type psychologique » bien particulier. En somme, deux révolutions combien différentes, dont l'une n'est pas le prolongement, mais plutôt le contraste de l'autre. A l'approche du cinquantième anniversaire de la révolution de Février, on peut dire que, pour l'essentiel, tout ce qui aurait pu être écrit à son sujet l'a été. Presque tous les dirigeants et participants actifs sont morts aujourd'hui. Nombreux sont ceux qui ont laissé des souvènirs, des essais autobiographiques, des travaux historiques ou simplement des témoignages. Les uns ont essayé d'analyser d'une manière critique le passé. D'aùtres ont tenté de justifier leur propre comportement ou celui de leurs amis politiques. D'autres enfin se sont efforcés de comprendre le sens profond .des événements .. D'ailleurs, outre les ouvrag~s des émigrés rusBibliotecaGino Branco LE CONTRAT SOCIAL ses et ceux d'observateurs ou historiens étrangers, il convient de mentionner ceux qui ont été publiés en U.R.S.S. En comparaison avec les ouvrages qui ont été consacrés à la révolution d'Octobre (7.000 livres, brochures et arti• des au cours des seules années 1957-59), ce qui a été écrit en Union soviétique sur la révolution de Février est plutôt modeste (trois ouvrages en tout et pour tout consacrés au Gouvernement provisoire de Kérenski ainsi qu'aux · partis « bourgeois » et « petits-bourgeois » ). Toutefois, en l'occurrence, le· nombre ne doit · point faire illusion. Ainsi que l'a avoué l'académécien Mintz, lequel coordonne les travaux sur la révolution d'Octobre, ce qui est publié en U.R.S.S. est d'un niveau extrêmement bas et contient peu ·d'éléments nouveaux. Très fréquemment, en effet, ces ouvrages ne font que ressasser des vérités ou des contrevérités connues depuis fort longtemps 2 • Les ouvrages historiques consacrés à la révolution de Février ont été, pour l'essentiel, l'œu- . vre de contemporains. On sait les défauts inhérents à ce genre. Souvent, c'est le désir de justifier à tout prix le rôle. joué par tel homme politique ou tel parti, ou au contraire de démontrer que les fautes ont été commises par d'autres. Parfois, c'est le désir de faire croire qu'il ne pouvait en être autrement et d'attribuer ses propres échecs à la fatalité. L'absence d'une perspective historique suffisamment large, les éléments subjectifs, les passions, le manque de proportions, l'importance exagérée accordée à des faits secondaires au détriment d'une juste compréhension de l'ensemble, ces défauts se retrouvent dans les écrits consacrés à la révolution de Février. Cependant ces défauts sont, dans une certaine mesure, contrebalancés par des avantages évidents. Pour apprécier une situation complexe, les témoins d'événements historiques so~t mieux placés que les spécialistes qui tra- .vaillent. ·sur des· documents équivoques, quoi~ que authentiques. Les témoins et les participants actifs ne sont-ils pas mieux aptes à comprendre l'atmosphère révolutionnaire et à déchiffrer ce qui se cache sous les slogans, les documents et les formules conventionnelles ? L'attitude des historiens contemporains à l'égard des faits et des documents a, d'ailleurs, beaucoup ,évolué. Au XIXe siècle, faits et documents étaient généralement vénérés. Aujour2. Cf. M~r!in _Dewhirst : « L'historiographie soviéti ue récente et l_h1_sto1rede.la révolution •• in Cahiers du moide russe et sovzétrque (Paris). oct.-déc. 1964.

D. ANINE d'hui, on est plus sceptique, plus méfiant envers eux. On est arrivé à la conclusion que les faits sont légion et que le même fait peut être vu, rapporté et interprété différemment. Les documents sont souvent fabriqués pour les besoins de la cause. A la veille de la révolution d?Octobre, par exemple, certains bolchéviks de la capitale russe décelaient dans la masse ouvrière l'indifférence, la fatigue et l'apathie ; les autres, au . . . " . contraire, estimaient que ces memes ouvriers étaient prêts, dans leur ensemble, à se soulever et à suivre les mots d'ordre des bolchéviks. Des documents tels que les comptes rendus de réunions tenues par les bolchéviks à Pétrograd à la veille d'Octobre témoignent de ces divergences de vue. Le rôle de l'historien, dans ces conditions, sera non point d'accumuler les faits, mais de les trier, de les grouper et surtout de les interpréter. Il est donc permis de poser la question des possibilités, ou plutôt des limites de l'objectivité, de l'histoire en général. Cette question est particulièrement opportune lorsqu'il s'agit d'hommes qui ont suivi de près les événements qu'ils décrivent. Benedetto Croce, par exemple, estimait que toute histoire est, nécessairement, une « histoire contemporaine ». L'historien, en effet, voit inévitablement le passé à travers le prisme du présent et de ses propres préoccupations. Le rôle de l'historien n'est pas tant de rassembler les faits que de les juger : ce n'est que par voie de dépouillement et de classement qu'un historien décide si tel fait mérite d'être relaté. Les raisonnements de ce genre ont amené certains historiens à conclure que puisque l'histoire se résume essentiellement à l'interprétation des faits, il convient avant tout d'étudier l'historien lui-même, son expérience personnelle, ses préférences politiques et intellectuelles, ses penchants affectifs. Désabusés par la première guerre mondiale et la révolution russe, les hommes venaient de faire l'expérience de la relativité des lois « scientifiques » et des constructions du déterminisme historique. Formé à l'école du positivisme, P. N. Milioukov écrivait en 1921, dans la préface au premier volume de son histoire de la révolution russe, qu'il se refusait, par principe, à toute interprétation subjective, et qu'il laissait parler les faits : « Les faits peuvent être contrôlés d'une manière objective, et dans la mesure où ils sont corrects, ils permettent de tirer des conséquences tout aussi indiscutables. L'auteur, historien de profession, ne voulait et ne pouvait adapter les faits aux conclusions. Tout au contraire, il tire les conclusions des BibliotecaGino Bianco 133 faits, comme quelque chose d'incontestable. » Cependant, quelques lignes plus bas, en contradiction apparente avec lui-même, il est contraint d'avouer que la manière dont l'auteur groupe les faits est déjà une sorte de commentaire. Par-ailleurs, en soulignant que ce ne sont point les faits en tant que tels qui l'intéressent, mais l'analyse des événements qui seule permet leur compréhension intime, Milioukov avoue que, de son exposé, il résulte une conclusion politique bien déterminée 3 • De son côté, Trotski, qui a écrit l'une des histoires les plus subjectives de la révolution russe, a tenu, dans sa préface au second volume, à insister sur son objectivité : « L'exactitude des références et des citations du premier tome , " " " . ,, " na ete contestee Jusqu a present par personne : au surplus, cela eût été difficile. » Tout en n'ignorant point que la partialité de l'auteur peut se manifester dans la manière d'assembler et de présenter les faits et les textes, Trotski estimait qu'il avait pu échapper à ce danger grâce à la méthode matérialiste. Niant que la spontanéité jouât un rôle dans les mouvements historiques, ·il affirmait que les révolutions se font conformément à certaines lois immuables, que les événe1nents et la conscience des masses sont subordonnés à la nécessité objective et que celle-ci peut être établie théoriquement, et dès lors servir de guide pour gouverner et pour prévoir 4 • Ces idées peu originales, Trotski les développait alors qu'il se trouvait lui-même en exil à Prinkipo, en mai 1932. Les mécomptes de « sa » révolution et son propre destin d'exilé politique auraient dû ébranler quelque peu sa confiance en des « lois inéluctables », sa croyance en des « prévisions infaillibles ». Mais il faut croire que Trotski appartenait à cette race d'hommes dont La Rochefoucauld disait qu'ils peuvent faire preuve de beaucou!_.) de talent et de brio en même temps que d'une absence totale du sens de l'humour. En fait, le but de Trotski n'était nullement d'écrire une histoire objective de là révolution, mais plutôt de démontrer la justesse des idées et des théories qu'il avait faites siennes longtemps auparavant. Il est vrai que Taine, dont l'histoire de la Révolution française est des plus partiales, prétendait, lui aussi, à une objectivité parfaite et à un détachement complet, tout comme s'il s'agissait d'événements s'étant déroulés à Florence ou à Athènes. Cependant, contrairement 3. Milioukov: lstoriia vtorol rousskol revolioutsii (Histoire de la seconde révolution russe), vol. I, Sof\n 1921, p. 4. 4. L. Trotski : latoriia rou~skol revolioutsiî, vol. Il, &litions Granit, Berlin 1930, pp. 7-9.

134 à Trotski, Taine n'essayait pas d'expliquer son « objectivité » par quelque méthode infaillible, mais simplement par son respect pour le métier d'historien ... Ainsi l'historien a tendance à observe-r le passé à' travers le présent. On a interprété la Révolution française d'une manière différente avant et après la révolution de 1848, avant et après la Commune, avant et après la révolution d'Octobre. Les interprétations, les conclusions, les sympathies et les antipathies varient moins en fonction de la découverte de documents et d'aspects nouveaux qu'en fonction de l'expérience personnelle et intellectuelle de l'historien. Louis Blanc, Lamartine, Michelet sont les héritiers de la tradition révolutionnaire : ils voient 1789 avec les yeux de participants et de « propagandistes » de la révolution de 1848. Au contraire, Taine, Renan, Anatole France sont les interprètes de l'esprit antirévolutionnaire. Témoins des désillusions de 1848 et des excès de la Commune de Patis, ils n'ont que faire des conceptions romantiques et ont tendance à fuger avec sévérité les événements et les hommes de 1789. Au romantisme de Michelet et à l'enthousiasme .de Lamartine succèdent le scepticisme d'Anatole France et la critique passionnée et impitoyable de Taine. La réaction d'une grande partie de l'intelligentsia russe aux événements de 1905 et à ceux de 1917 a été analogue à celle des auteurs français aux événements de 1789. Si Taine dénonçait la rhétorique creuse, le schématisme, le dogmatisme, la dureté, la médiocrité et tout simplement la stupidité de ceux qui avaient « empoisonné » de leurs idées et de leurs actions la France révolutionnaire, Berdiaïev, Strouve, Mérejkovski de leur côté, ainsi que quelques hommes de gauche, ont dénoncé les er'" reurs et les vices analogues des « faux prophètes » de l'intellige_ntsia russe. En Russie même, la tendance antirévolutionnaire n'a. pu se développer sous le régime soviétique. Dans les années 20, elle avait tenté - sans grand succès, bien entendu - de chercher refuge dans la littérature. Dans les années 30, cette tendance n'existait plus que dans l'émigration. L'INFLUENCE des idées et des événements contemporains sur la manière de traiter . le passé est évidente. Non moins évidente est l'influence inverse, celle du passé sur le présent. En ce qui concerne- les deux réyolutions de 1917, on peut dire que cette ,.,- Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL influence du passé leur a été fatale. Bien ~vant que la révoluti?n n'~clate, les. leaders ,des !3ïvers partis ·révoluuonnaues avaient prepare des schémas dans lesquels devaient entrer les événements à venir. Convaincus que les choses devaient se dérouler conformément aux lois régissant toutes les r~volutions, ils n;. doutaient point que, à en Juger par les experiences précédentes tant en Occid~nt q~'en Russie même le déroulement et 1aboutissement de la rév'olution n'aient été fixés d'avance. Suivant leurs schémas, toutes les révolutions passent pas des stades obligatoires. Au début, ce sont les modérés qui occupent l'avant-scène. Ensuite, sous la poussée des forces populair~s, ce sont les extrémistes qui arrivent au pouvou. Enfin troisième et dernier stade : les excès des ;xtrémistes provoquent une réaction, laquelle prend le plus souvent la forme d'un général pacificateur. Les marxistes et les hommes politiques de · gauche n'ont pas été les seuls à raisonner de la sorte. Quelque dix ans après 1917, le leader du mouvement libéral russe, P. N. Milioukov, s'en tenait toujours à l'idée des phases nécessaires par lesquelles passe toute révolution _ 5 • Certes les événements de 1917 en Russie ' avaient, dans .une certaine mesure, confirmé le bien-fondé de ladite conception. Le malheur fut que, si le second stade avait succédé au premier conformément aux prévisions, le troisième ne devait pas suivre. Les extrémistes de gauche commettaient (comme prévu) les pires excès : mais la réaction que ces excès devaient normalement engendrer ne venait pas, ni en la personne d'un général pacificateur ni sous une autre forme. Bien plus tard seulement il a été donné de comprendre l'influence ·néfaste exercée sur les hommes politiques et les leaders de la révolution de Février par ce déterminisme historique. En pleine tourmente, au moment où il · était urgent d'y voir clair, de savoir reconnaître la hiérarchie des dangers et de prendre des décisions, les schémas déterministes ont paralysé l'esprit et la volonté. En effet, si le développement et l'aboutis_sement de la révolution sont déterminés d'avance, les hommes, leur volonté et leur ingéniosité n'y peuvent pas grand-chose. Si la réaction (ou la contre-révolution) doit inévitablement lui succéder, alors le bolchévisme, en tant qu'épisode, n'est pas si dangereux. Que les extrémistes de gauche parviennent à se maintenir longtemps au pou5. Rossiia na pérélomié, p. 40.

D. ANINE voir, personne (du moins parmi les dirigeants en vue) n'y croyait à l'époque. Beaucoup plus tard, 1. G. Tsérételli, l'un des principaux inspirateurs et leaders de la révolution de Février, devait reconnaître que la véritable cause de l'échec de cette dernière devait être cherchée dans l'état d'esprit de ses dirigeants, incapables de comprendre que « le principal danger pour la liberté se trouvait à gauche » 6 • Cette mentalité conservatrice, fondée sur un attachement dogmatique aux schémas du passé, se manifesta également au cours des années 20 lorsque, après la mort de Lénine, ses épigones ouvrirent la grande querelle concernant les voies à suivre ·et les dangers à éviter. Suivant la tradition, c'est du côté d'un éventuel Thermidor ou d'un possible Bonaparte que l'on craignait de voir surgir une menace pour le pouvoir soviétique. Un nouveau Thermidor, dans ce cas, signifiait le déclin de la ferveur révolutionnaire et la réapparition des partis bourgeois et petits-bourgeois. De même, un nouveau Bonaparte apparaissait comme un général politiquement ambitieux qui tenterait de profiter des dissensions internes du Parti et de l'affaiblissement du pouvoir central pour s'emparer des rênes et s'imposer au pays. Par analogie avec la Révolution française, on cherchait les nouveaux thermidoriens et les aspirants au rôle de Bonaparte à l'intérieur du parti communiste et dans l 'Armée rouge. Trotski, par exemple, observait avec méfiance des bolchéviks aussi inoffensifs que Rykov ou Kalinine ;· pour lui, ils représentaient les intérêts des paysans et, dès lors, pouvaient .être soupçonnés de vouloir instaurer un régime petit-bourgeois. D'autres voyaient se profiler l'ombre d'un Bonaparte non seulement en la personne de l'an6. Ts~rételll : Vospominaniia o févralskol révolioutsii (Souvenirs sur la révolution de Février), vol. Il, Editions Mouton & Co, p. 408. Biblioteca Gino Bianco 135 den chef de l'Armée rouge, Trotski, mais aussi en celle de Toukhatchevski et même de Vorochilov, la médiocrité incarnée. Comme les dirigeants de la révolution de Février, les leaders des diverses fractions bolchévistes ont été incapables de faire la distinction entre dangers imaginaires et dangers réels et d'apprécier ceux-ci à leur juste valeur. Ils craignaient une bourgeoisie qui, en fait, avait cessé d'exister. Ils imaginaient un nouveau Thermidor et un nouveau Bonaparte, mais ne prêtèrent pas suffisamment d'attention à la menace que représentaient Staline et sa dictature totalitaire, car le totalitarisme ne figur~it point dans les schémas déterministes traditionnels. Experts en formules sacro-saintes et en clichés, passés maîtres dans l'art de manipuler les fantômes du passé, ils ne surent pas comprendre la réalité nouvelle qui se formait sous leurs yeux. Bien entendu, ces exemples, que l'on pourrait multiplier, ne signifient aucunement que la connaissance de l'histoire soit un handica1J pour les hommes d'action. Au contraire, o~ pourrait citer bien des cas où la connaissance du passé historique a prévenu des erreurs qui auraient pu être fatales. La signification des exemples qui précèdent est, semble-t-il, tout autre : les révolutions, comme tous les événements historiques, ne se répètent pas nécessairen1ent, car elles sont uniques en leur genre. Elles ne se déroulent point suivant des lois établies à l'avance, elles ne se laissent point enfermer dans des schémas préfabriqués. Ce sont des hommes vivants qui font les révolutions, avec tout ce que cela comporte de hasard et d'inconnu. C'est pourquoi il est impossible de prévoir le destin des révolutions, leur développement ou leur aboutissement. DAVID A~HNE. (Traduit du russe)

• ., ' . LES PAYSANS ET LE COMMUNISME par Léon En1ery Nous DEVRIONS nous étonner tous les jours, et toujours plus. Cela non seulement en raison des prouesses réalisées dans les industries de pointe; parmi lesquelles l'exploration spatiale constitue pour le moment le suprême degré, mais à cause de certaines révolutions continues auxquelles nous ne prêtons que peu d'attention, soit parce qu'elles sont invisibles, soit au contraire parce qu'elles se déroulent sans arrêt sous nos yeux et se résorbent ainsi dans le quotidien. Pour nous en tenir à la vie du monde paysan, deux faits au moins devraient nous paraître dignes de retenir les spéculations des sociologues : d'une part, et tandis que dans les pays sous-développés la terre nourrit avarement une population famélique, la classe paysanne peut être dite en voie d'extinction dans les nations les mieux équipées, là où l'agriculture est désormais une des industries les plus fortement mécanisées ; de l'autre, démentant les prévisions marxistes qui par avance attribuent aux masses ouvrières des grandes villes le rôle majeur dans la révolution à faire, ce sont les paysans russes et chinois, par action ou réaction, impulsion ou résistance, qui ont marqué de leur empreinte les gigantesques événements sociaux dont nous continuons à être les spectateurs. On voit mal la liaison entre ces phénomènes, mais peut-être se révélera-t-elle si nous savons regarder les ensembles. Jus Qu' AU DÉBUT de ce siècle, il parut évident, les choses étant ainsi depuis le néolithique, que l'humanité ne pouvait étre que terrienne dans la proportion des_trois quarts, sinon des neuf dixièmes ; 1~espace utile appar- ,/ Biblioteca Gi, o Bi~nco tenait aux labours, aux herbages, aux forêts et à tous ceux qui en vivaient directement, les centres où se groupaient ateliers et marchés ne constituant par contre que des îlots. De cette structure, qu'on pouvait croire permanente et définitive, naissaient bien des traits d'une rare fixité qu'Hésiode, l'un des premiers, dessina fermement. Nous n'en retiendrons que quelques-uns, parmi les plus importants. ' On pourrait d'abord imaginer la société paysanne avec son maximum d'autonomie, telle qu'on nous l'a décrite en Chine, telle qu'elle fut certainement partout avant qu'ait été renforcée l'armature sociale. L'unité de base ne pouvait être que le village, ce qui exclut naturellement l'individualisme intégral, ce qui suppose une sorte de communisme agraire, étant bien entendu que ce communisme traditionnel ne pouvait être que patriarcal, coutumier et mitigé. Il faisait force de loi lorsqu'il s'agissait de fixer le calendrier des travaux ou de répartir certaines récoltes, mais il n'interdisait nullement la possession privée de la maison, de quelque~ animaux et de certains produits du ·sol. Un· équilibre empirique entre l'organisation collective et l'instinct acharné du propriétaire n'était donc pas utopique ; il exprimait au contraire une sorte de sagesse ou de physique des sociétés. Certes, l'autonomie locale fut rarement complète ou prolongée, d'autres autorités s'y superposèrent, mais chaque fois qu'elles laissèrent subsister les partages fondamentaux elles furent assez facilement acceptées. L'empereur d~ Chine régna souvent sans heurts parce que ni lui ni ses préfets ne s'occupaient beaucoup de l'existence du village ; à la fin du monde romain, le colonat parut rationnel parce que, s'il liait l'homme à la glèbe, il lui ga-

L. EMERY rantissait qu'on ne l'en chasserait pas, et que pour lui l'usufruit héréditaire équivalait en fait à la pro,riété. Ainsi se définissait dans l'économie rurale une espèce de moyenne, conforme à ce que tout le monde sait de la mentalité paysanne. Dans l'histoire d'une peuplade, l'événement décisif est toujours le passage du nomadisme à la sédentarité, l'enracinement, l'insertion dans un milieu géographique dont on fait terroir ou pays. Cette promotion collective crée, si tout va normalement, les conditions de la pérennité, mais d'une manière encore assez relative, car les premiers progrès notables de l'aisance et de la sécurité fortifient les instincts individualistes et font souhaiter par chacun une appropriation plus complète de son lot. On est ainsi sur le chemin qui conduit à la loi agraire, conçue quelquefois sous la forme d'un partage et d'une redistribution périodique des terres. Si le village n'avait à tenir compte que de son développement autonome, son histoire serait une idylle ; mais au cours des siècles, les paysans apprennent à redouter, plus encore à détester, les agresseurs qui viennent leur imposer les divers modes de l'exploitation ; ils tournent des regards méfiants vers le château du noble, la cité administrative d'où viennent les collecteurs d'impôts, la ville où prospère le bourgeois-propriétaire, le rentier qui envoie ses ordres à son fermier, le maître lointain des grands ou très grands domaines. Ce qui est en cause au cours d'une lutte séculaire, tantôt dramatique, tantôt sourde et sournoise, c'est toujours le droit de disposer de la terre et de ses produits ; on sent bien d'ailleurs qu'une implacable loi d'airain tend à faire considérer l'homme de la glèbe comme une espèce humaine servile, à peine différente de son bétail et dont on use en fonction des tâches qu'on décrète nécessaires. L'histoire de l'esclavage est à la fois monotone et multiforme, mais peutêtre faudrait-il considérer avec plus de soin le trait par lequel on a coutume de définir l'esclave. On dit couramment que l'homme devient esclave lorsqu'il est dépouillé de ses droits personnels, transformé en marchandise ou en instrument. Sans doute, mais cette formule encore abstraite rappelle un peu trop le moraliste et le juriste. Mieux vaudrait préciser que l'homme se sent esclave à partir du moment où l'on vient l'arracher à sa famille, à sa maison, à la terre sur laquelle il vit pour l'envoyer n'importe où comme un bœuf ou un âne; être attaché à la glèbe, c'est fort lourd, mais en être absolument détaché, c'est bien pis. En tout temps, dans toutes les sociétés, il y eut des esclaves qui, intégrés BibliotecaGino Bianco 137 à la domesticité d'une grande maison, s'accomodèrent de leur sort parce que des liens normaux se reformaient entre eux et leur habitat, la servitude n'étant pas forcément intolérable. Pour que la pire abjection soit atteinte, il faut qu'on soit chose errante, qui n'est plus associée à rien, qui ne peut même pas se considérer comme un peu chez soi sur la marche la plus humble de l'édifice. Il est possible d'être un esclave misérable même par rapport à d'autres esclaves. CES REMARQUES trop brèves permettront peut-être de jeter quelques lueurs sur l'immense tragédie qu'est l'histoire de la révolution communiste imposée aux paysans, histoire qui est morale et psychologique au moins autant qu'économique et sociale. Tout le monde sait que dans la Russie tsariste la condition paysanne se définissait p·ar le servage et que le fameux ukase de 1861 n'avait été que très lentement et très partiellement aooliqué, la même situation existant d'ailleurs dans toute la zone féodo-agraire de l'Europe. On sait aussi qu'en dépit de tout ce qui nous scandalise rétrospectivement dans ce régime, il fut admis presque passivement par la très grande majorité des serfs et des tenanciers des grands domaines ; ceux-ci étaient solidaires du sol, liés mais aussi soutenus en un réseau de relations sociales définies par la coutume, habilités à mener la vie semi-communautaire, le village, le mir, étant en même temps la cellule de base de la vie religieuse. Ainsi qu'il en fut dans toute l'Europe au cours du XIXe siècle, le combat révolutionnaire fut engagé en Russie par les étudiants, les intellectuels, puis une petite minorité d'artisans et d'ouvriers, non certes par les placides moujiks qu'on nous a tant décrits dans les ron1ans. Pour eux, la chute dans l'enfer de l'esclavage date de la mobilisation générale de 1914. Nul doute qu'ils aient fait preuve pendant longtemps de courage et de résignation, mais enfin ils étaient arrachés à leurs villages, traités comme un prolétariat anonyme, soumis à une cruelle discipline, lancés presque sans armes en des batailles où ils étaient massacrés sans espoir. Le moment vint où la révolte balaya tout, où les moujiks jouèrent leur rôle dans une révolution qui commença par une dissolution anarchique, par la phase transitoire du chaos. Pour le peuple des villes, la réaction spontanée était la grève liée à la manifestation dans la rue ; pour les soldats-paysans, ce fut la désertion, la débandade, la fuite vers le terroir et la chau-

138 mière. Alors s'étendirent jacqueries et dépré- _dations jusqu'au moment où les bolchéviks qui venaient de s'emparer des deux capitales se hâtèrent, pour se rallier la campagne, d'ordonner le partage des terres au bénéfice de qui les travaillait. Soudaine et radicale loi agraire, dictée non par la doctrine mais par la stratégie révolutionnaire et qui, du jour au lendemain, en des conditions d'improvisation assez confuses qui pour quelque temps faisaient de la commune un soviet de paysans, provoquèrent l'apparition d'une classe très nombreuse de petits propriétaires fonciers. Les circonstances propres à la période du communisme de guerre étaient si atroces que l'expérience commença fort mal, compromise qu'elle fut par les remous de la guerre civile, la désorganisation générale des transports et de l'industrie, l'anéantissement de la clientèle bourgeoise et seigneuriale. Les intempéries et la sécheresse se mettant de la partie, on ne peut s'étonner qu'il ait fallu rouler jusque dans la plus tragique famine. C'était sans doute payer bien cher la brusque mutation des campagnes; on n'en est que plus frappé de voir avec quelle rapidité s'opéra la remontée sous la double influence du retour à l'ordre et de la nep. Quelques années à peine se sont écoulées et voici que l'agriculture donnant des signes de prospérité, on voit se multiplier· les propriétaires moyens redevenus assez riches pour être à même d'acheter les parcelles des malchanceux et même de prendre ces derniers à leur service en tant que salariés agricoles. La contre-révolution se généralise si vite, les procédures classiques renaissent si aisément, qu'on pressent déjà la victoire d'une société thermidorienne, l'écroulement du régime soviétique qui d'ailleurs n'est plus que celui de la dictature du Parti. Pour empêcher à tout prix ce qui serait pour lui. une faillite, Staline décrète l'extermination des « koulaks » et la collectivisation forcée des campagnes. Nous ne reprendrons pas l'histoire, aujourd'hui assez bien connue, · de cet épouvantable épisode; nous voulons simplement traduire en clair ce qu'elle démontre, c'est-à-dire la nécessité où l'on se trouve, quand on veut intégrer la classe paysanne dans le bloc compact d'un communisme totalitaire, de la réduire absolument à l'esclavage. Rien de plus sinistrement éclairant que la parfaite similitude entre la grande épreuve subie par les paysans russes du fait de la guerre et celle que leur infligea Staline : dans un cas comme dans l'autre, ce furent les mêmes réquisitions impitoyables, les mêmes déportations, la même soumission aux plus lourdes peines et finalement Biblioteca G( o Bianco LE CONTRAT SOCIAL les mêmes hécatombes. S'il est vrai, comme le soutiennent certains historiens, que la grande opération stalinienne aurait en pleine paix coûté à la Russie dix millions de morts, il faudrait même la dire deux fois plus meurtrière que la première guerr~ mondiale. Tant que régna la terreur, on n'entendit monter au-dessus des troupeaux d'esclaves que les flagorneries officielles et obligatoires proférées par les hommes du Parti ; mais après la mort du despote un coin du voile fut soulevé. Il fallut bien reconnaître que les esclaves avaient eu recours à un moyen de défense immémorial - cause du fait bien connu que le travail servile est toujours d'un médiocre rendement, - à une sourde grève instinctive qui devient décisive à la longue puisqu'elle menace le ravitaillement des villes. La situation de l'agriculture était catastrophique ; comme · on n'y pouvait remédier en aggravant l'oppression, dont on avait atteint la limite, il ne restait qu'à s'engager dans la voie des concessions. Khrouchtchev s'y décida, non par doctrine car personnellement il rêvait des agrovilles, mais parce que la force des choses l'emportait sur lui_et sur tous les autres. Bien que toujours astreints dans les entreprises étatiques à des - corvées qui dépassent de beaucoup celles de f ère féodale, les paysans ont donc, en d'étroites limites, récupéré le droit de s'adonner à l'exploitation privée, d'être de petits propriétaires. On peut également dire que c'est peu et que c'est énorme; on ne peut savoir dans quelle mesure le glissement continuera, ni si· les progrès matériels de la nouvelle classe retentiront sur la condition des campagnes. Ne soyons pas dupes cependant des faux parallélismes ; sans doute, il est déjà stupéfiant d'apprendre que la production sur les lopins de terre consentis à l'économie familiale et privée compte pour moitié dans la production agricole totale - .et voilà qui en ,dit long - mais il ·ne s'ensuit pas qu'on doive voir renaître rapidement une classe de koulaks comme ati temps de la première nep. Bien ou mal, une étape irréversible a été franchie lorsqu'on s'est fié à la mécanisation du travail des champs ; on n'en est plus à compter les bévues et les déboires enregistrés dans la gestion ou l'emploi des parcs de tracteurs et autres machines, mais l'impulsion n'en est pas moins donnée, telle étant désormais la base de là véritable révolution agraire. Comme partout, il en résultera une diminution du nombre des paysans au bénéfice des ingénieurs, des technocrates et des bureaucrates, mais aussi, et en plus, l'augmen-

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