Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

LE CONTRAT SOCIAL matières. Rappelons encore le billet de Lénine à Kamenev : « Camarade Kamenev, entre nous, si je devais être tué, je vous prie de publier un cahier intitulé Le Marxisme et l'Etat ( ...). Je le tiens pour important, car il n'y a pas que Plékhanov et Kautsky qui aient déraillé. » Est-ce là une manière de « voiler ses objectifs et ses méthodes », et à l'intention de qui ? Si l'on parle du léninisme, on ne. doit pas oublier que Lénine ne fut pas seul à prendre après Octobre le tournant qui devait finalement engendrer un Staline. Il eut à ses côtés des compagnons solidaires qui n'étaient nullement des léninistes, à commencer par Trotski, lequel avait âprement dénoncé le léninisme pendant des années, affirmant même que « tout l'édifice du léninisme, fondé sur des mensonges et des falsifications, porte en soi le germe empoisonné de sa propre décomposition. » Et Lénine eut contre lui des léninistes authentiques, invétérés, comme Zinoviev et Kamenev qui, avec raison, doutaient d'une imminente 1·évolution prolétarienne internationale; comme Rykov, Noguine, Chliapnikov; qui se joignirent aux deux précédents pour exiger « un gouvernement socialiste de tous les partis soviétiques ». A eux aussi, il faudrait rendre justice pour avoir prédit qu'un pouvoir purement léniniste ne se maintiendrait qu'au moyen de la terreur, ne créerait qu'un régime irresponsable conduisant la révolution à sa perte, ne durerait qu'au prix d'innombrables victimes ouvrières et paysannes. Le léninisme n'existait donc pas alors sous la forme achevée que tant de gens lui prêtent, et qu'ensuite il n'a jamais prise. En effet, Lénine n'a guère exercé le pouvoir que pendant cinq ans, au cours desquels la brusque mutation de la nep, adoptée « sérieusement et pour longtemps », montre que rien n'était définitif ou irréversible. Lénine homme d'Etat avait beaucoup appris, beaucoup mûri dans l'exercice du pouvoir, et perdu ses illusions livresques. Il était fort capable d'évoluer davantage et son ascendant sur le Parti lui aurait permis d'imposer son évolution dans un sens humain et relativement démocratique, le terme de « léninisme » prenant alors une acception différente. Les arguments ne manqueraient pas à l'appui de cette conjecture, si la place n'était ici strictement mesurée, mais dans cet ordre d'idées je ne puis m'interdire de signaler les articles de N. Valentinov sur le communisme de droite dans notre revue (n° 6 de 1962 et n°s 1 et 2 de 1963). J'accorde à Léo Moulin que la « logique interne » du Parti selon Lénine ouvrait la voie à un Staline, je l'accorde d'autant plus volontiers que mon livre susmentionné a, pp. 66-67, pour la première fois en Occident (seuls les menchéviks instruits en savaient alors plus long que moi sur l'histoire du Parti), appelé l'attention sur les prévisions de Trotski et de Plékhanov quant à la future concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme. Cela vaut pour l'organisation du Parti en armée conduite à l'assaut 'de l'ancien régime, pas nécessairement pour l'instauration durable d'un Etat, passé l'épreuve de la guerre civile et dépassé l'empirisme maladroit des expérimentateurs novices dans l'art d'administrer. Ne pas oublier que c'est seulement en 1921, au X0 Congrès du Parti, en pleine insurrection populaire de Cronstadt, que Lénine a « mis le couvercle sur BibliotecaGino Bianco 61 l'opposition » : Leonard Schapiro, dans The Origin of the Communist Autocracy, a parfaitement exposé le processus en question. Un processus inverse était inévitable, il s'est dessiné dès 1923, prenant force irrésistible l'année suivante, et la preuve en est que Staline ne l'a enrayé qu'en exterminant tous les cadres du parti de Lénine. En revanche, je ne consens nullement à voir en Staline un Lénine de l'ère industrielle. L'industrialisation de la Russie battait son plein sous Nicolas II, dépassant par son allure celle des Etats-Unis ; j'en ai fait maintes fois la démonstration depuis trente ans avec références tant à Lénine qu'à Combes de Lestrade, à d'autres auteurs sérieux, bourgeois ou marxistes. Contre Staline, l'industrialisation fut le cheval de bataille du communisme de gauche inspiré par Trotski, par Piatakov et Préobrajenski. « L'encerclement » dont parle Léo Moulin est un mythe, le « cordon sanitaire » de Clemenceau ne fut qu'une parole en l'air, et dès la conférence de Gênes (1922), la « ceinture anticommuniste », toute théorique, disparut et, en pratique, la compétition capitaliste se donna libre cours pour renouer les rapports économiques avec les communistes. Les grandes constructions industrielles des premiers plans quinquennaux ont été l'œuvre de firmes américaines, allemandes, suédoises, anglaises, même françaises. Tout cela, mes écrits l'ayant déjà exposé en détail, je dois maintenant me borner à un simple rappel. Les contributions capitalistes à l'industrialisation pseudo-communiste n'ont jamais cessé : un certain nombre, des plus récentes, figurent dans mon article intitulé « Les affaires sont les affaires » (Est et Ouest, n° 310, de décembre 1963), puis dans celui qui s'intitule non sans ironie « Putréfaction du capitalisme et socialisme triomphant » (Est et Ouest, n° 348, d'octobre 1965). Puisque je réponds à des remarques qui ressemblent à des objections, on comprendra que je me cite, aussi succinctement que possible. Le jour même où j'écris ces lignes, le Figaro donne (18 janvier) une information dont voici le titre : « L'U.R.S.S. commande onze usines de cartonnage à la France (coût : 60 millions de F) », et ce n'est qu'un détail entre mille illustrant les réalités de l'industrialisation indûment attribuée à Staline. On en reparlera, de cette industrialisation, quand les Moscovites, pourtant les plus privilégiés des sujets soviétiques, cesseront de harceler les touristes étrangers pour leur acheter un stylo, un rasoir, une cravate ou une chemise. Je ne reconnais pas non plus en Khrouchtchev un Staline de l' « ère atomique », et cela d'autant moins que par l' « ère atomique », j'ignore ce que parler veut dire. Tous les journaux en parlent, certes, mais n'est-ce pas une raison de plus pour n'en rien croire ? Les millions de travailleurs qui, afin de réintégrer leur logis exigu et malsain, chaque jour, dans tous les pays industriels, s'entassent debout dans le métro, à moins qu'ils n'attendent sous la pluie un autobus qui finit par arriver « complet », aimeraient sans doute, comme nous, savoir en quoi l'ère atomique diffère de l'ère précédente. En attendant une définition autorisée, il nous faut tourner court, car la discussion sur ce point nous entraînerait trop loin du léninisme et du stalinisme. B. S.

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