10 séder tout ce que possèdent les autres, tout en se distinguant d'eux. Il éprouve avec ·d'autant plus de force le désir d'affirmer sa propre personnalité qu'il vit dans l'atmosphère aveuglante de demi-dieux : champions, vedettes de cinéma, etc. Quant à lui, il a perdu son ombre. LA MODIFICATIO-N peut-être définitive - du rapport de l'homme avec le temps ou; éri d'autres termes, de la conscience individuelle du temps, a des causes ·sociales et économiques que nous avons indiquées à plusieurs reprises. Une autre explication possible de cette modification relève de la psychologie individuelle. Chacun de nous appartient, bien que dans une mesure inégale, à des époques différentes ; personne n'est conditionné seulement par sa propre époque. Ainsi l'homme né au milieu du XIXesiècle, tout en appartenant en 1880 à la jeune génération, était enraciné dans le monde de ses parents. En 1910, à l'âge de soixante ans, il comptait derrière lui la guerre de 1866 ou celle de 1870 et la Commune de Paris. Cependant, bien que témoin d'une évolution significative intervenue dans les sciences, l'économie et la technique, il n'appartenait qu'à moitié à son temps. Pour s'exprimer de façon plus générale : tant au point de vue de la caractérologie sociale qu'à celui de la psychologie individuelle, l'homme civilisé mûr comportait, en sa personne, il y a peu de temps, deux demi-générations, la deuxième moitié de la génération de son père et la première moitié de sa propre génération. L'accélération prodigieuse de l'évolution historique depuis la première guerre mondiale et les innombrables transformations intervenues dans tous les domaines de notre existen_ce matérielle font qu'aux yeux de ceux qui, aujourd'hui, sont âgés de trente ans, la valeur relative de l'apport du passé ne cesse de s'amenuiser ; en même temps, ce qu'ont produit les trente dernières années prend une extension gigantesque, et le tout apparaît de peu de poids comparé aux promesses illimitées de l'avenir. Les jeunes de notre temps ne se sentent presque plus héritiers. Et pourtant, l'accès à l'héritage des temps passés leur est plus facile qu'à toutes les générations précédentes. Jusqu'ici, on situait l'âge d'or derrière nous ; seuls les eschatologues annonçaient le retour lointain de l'état paradisiaque. Aujourd'hui, l'âge d'or semble définitivement perdu : il ne ·se laisse plus situer· à aucune époque révolue, car notre temps a rejeté le passé et toutes ses promesses. BibliotecaGino Bianco -~, LE CONTRAT SOCIAL ÜN APRESSE souvent des reproches à la culture de masse. Ce n'est pas elle, mais notre époque qu'il faudrait incriminer, notre époque qui s'est exilée du temps-espace et nos contemporains qui, installés dans un temps linéaire, n'éprouvent que le besoin d'une pseudo-culture faite d'illu~ions qui surgissent et disparaissent avec la même rapidité. Mais ces illusions leur dispensent quotidiennement et à volonté l'apparence de la nouveauté, le rêve d'une jeunesse éternelle, tout en leur fournissant à domicile la perfection accomplie, sous forme de la beauté d'une star de cinéma, de la puissance d'un superman, de l'intelligence d'un superdétective, etc. L_'homme -de · masse a besoin chaque jour d'une passion qu'il consomme cotnme il boit et mange ; le lendemain, il retrouve son appétit et sa soif renouvelés. Dans un autre contexte, j'ai parlé de la folie, si bien organisée commercialement, des passions frigides et de la curiosité apparemment insatiable que l'homme de masse porte aux amours de personnages qu'il oublie dès qu'ils ne sont plus mis en vedette par les projecteurs. Cela s'explique aussi par la nature, superficielle à l'extrême, de l'expérience du temps vécu linéairement. Cependant, à côté de cet homme-là, s'affirme la personne dans sa singularité. Inchangé dans le tréfonds de sa substance, l'homme ne se laisse pas entraver par la désagrégation des atomes, les fusées et les satellites artificiels ; il résiste à l'effet abrutissant de la radio et de la télévision. Immuable, « sa vie se déroule en spirales qui ne cessent de s'élargir au-dessus des choses » (Rilke). Cet homme veut aimer et durer en harmonie avec le monde, harmonie qui lui permet d'être pour lui-même non seulement « moi », mais aussi tous ceux avec qui il a en commun une solitude qui, inavouée, demeure· sans nom. Il se peut que le terme culture de masse tombe bientôt en désuétude. Il se peut qu'il s'agisse en réalité d'un phénomène de transition que l'humanité de ces décennies a rencontré sur le pont, infini en apparence, où elle erre - peut-être pour longtemps encore - avant d'atteindre l'autre rive. Nous né sommes qu'au seuil de choses vraiment grandes, au seuil d'une évolution cultu- · relle apte à s'étendre à tous les habitants de la terre, et que ne freinera plus la lutte contre la faim et la misère de cette majorité qu'on appelle « masses ». MANÈS SPERBER.
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