revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - JANV.-FÉV. 1966 B. SOUVARINE ........... . MANÈS SPERBER ......... . JOSEPH FRANK .......... . N. VALENTINOV .......... . Vol. X, N° 1 Ainsi parla Khrouchtchev Tradition et culture de masse Dostoïevski et les socialistes « Tout est permis » (1) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE NICHOLAS GAGE /" ...... .. VALERY M. ALBERT ..... . Albanie, îlot de misère La vie aux champs en U.R.S.S. DÉBATS ET RECHERCHES YVES LÉVY ............... . L'opinion publique MATÉRIAUX D'HISTOIRE H. D. STASSOVA .......... . Pages de ma vie WILLIAM KOREY ......... . La conférence de Zimmerwald L'Observatoire des deux Mondes Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MAI-JUIN 1965 B. Souvarine la guerre impossible Le stalinisme Léon Emery Les Etats-Unis contre la subversion N. Valentinov Entretiens avec Maxime Gorki Lucien Laurat Décolonisation et " socialisme » E. Delimars Les méfaits de Lyssenko Maurice Friedberg La censure soviétique Michel Collinet Les débuts du machinisme (1760-1840) SEPT.-OCT. 1965 B. Souvarine Ni orthodoxie, ni révisionnisme Yves Lévy De Charles X à Charles de Gaulle Manès Sperber Indifférence et liberté Léon Emery les relations germano-soviétiques Hugo Dewar L"affaireKirov Rudolf Hilferding Capitalismed'ttat ou économie totalitaire? F. Raskolnikov Lettre ouverte à Staline N. Valentinov Sur une biographie de Maxime Gorki JUIL.-AOUT 1965 B. Souvarine Vingt ans après Otto Ulc Pilsen, révolte méconnue E. Delimars Lyssenko, ou la fin d'une imposture Casimir Grzybowski Le droit pénal soviétique T Yves Lévy_ Communards et pétroleuses· Joseph Frank Conflit de générations Chronique Clio et le stalinisme NOV.-DÉC. 1965 B. Souvarine Mythes et fictions Branko Lazitch le martyrologe du Comintern B. Souvarine Commentaires sur « le martyrologe» Alexandre Kérenski La franc-maçonnerie en Russie Donald D. Barry l'automobile en U.R.S.S. Simone Pétrement Démocratie et technique Anniversaires De Ialta à Bandoeng • Chronique Nobel, tel quel Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numtSro : 4 F Biolioteca Gino Bianco
k COMBil J()(J.i rn11~ l,istorÎIJur rt aÎIÎ'JHr Jrs /Ails d Jrs iJùs JANV.-FÉV. 1966 VOL. X, N° 1 B. Souvarine ....... . Manès Sperber ..... . Joseph Frank ....... . N. Valentinov ....... . L'Expérience communiste Nicholas Gage ...... . Valery M. Albert .... . Débats et recherches SOMMAIRE Page AINSI PARLA KHROUCHTCHEV . . . . . . . . . 1 TRADITION ET CULTURE DE MASSE. . . . 7 DOSTOIEVSKI ET LES SOCIALISTES . . . . . 11 « TOUT EST PERMIS» (1) . . . . . . . . . . . . . . 19 ALBANIE, ILOT DE MISÈRE ........... . LA VIE AUX CHAMPS EN U.R.S.S..... . 29 33 Yves Lévy . . . . . . . . . . L'OPINION PUBLIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Matériaux d'histoire H. D. Stassova....... PAGES DE MA VIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46 William Korey . . . . . . . LA CONFÉRENCE DE ZIMMERWALD. . . . . 53 L'Observatoire des deux Mondes 58 Correspondance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco
DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef ROGER CAILLOIS N° 53 : Janvier-Mars 1966 SOMMAIRE Boris Kouznetsov Einstein et Dostoïevski. Michel Foucault . . . . . . . La prose du monde. Kostas Papaioannou . . . . Histoire et théodicée. G. E. von Grunebaum . . . La première expansion de l'islam causes de son élan et de son arrêt. Max Horkheimer . . . . . . . Sur la notion de liberté. Chroniques Jacques Maitre . . . . . . . . La consommation d'astrologie dans la société contemporaine. Silvio Ceccato. . . . . . . . . Cybernétique : discipline et interdiscipline. RtDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris 16° (TRO 82-21) Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7° Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F ___ T~arifd'abonnement : France : 20 F ; 1:tranger : 25,50 F e· •·otec-- Gino Bianco. t • ..
revue historique et critique JeJ /aitJ et Jes iJéeJ Janv.-Fév. 1966 Vol. X, N° 1 AINSI PARLA. KHROUCHTCHEV par B. Souvarine D rx ANS ont passé depuis que Khrouchtchev, au XXe Congrès de son parti, a prononcé (25 février 1956) le discours secret qui déchirait en quelque mesure et en quelques endroits le voile épais recouvrant le régime soviétique sous Staline. Discours moins secret en Occident, où plusieurs éditions l'ont fait connaître en plusieurs langues, que dans l'Union soviétique où il n'a jamais été publié, où des lectures monotones à haute voix et à la va-vite exclusivement réservées sauf rares exceptions, aux membres du ' . Parti plus ou moins· hébétés, ne tenaient pas lieu d'examen attentif et assimilable. A la question bientôt posée : « Pourquoi ne publiezvous pas le discours de Khrouchtchev ? », Mikoïan répondit : « Il est trop tôt 1 • » Dix ans ont passé, et il est encore trop tôt, paraîtil pour accorder aux peuples de l'Union soviétique, à cette « avant-garde » de l'humanité << progressiste », le droit de lire un texte communiste officiel qui met en cause leur passé, leur présent, leur avenir. Dans le monde capitaliste c'est seulement la presse « bourgeoise » ' . . qui a donné, en tout ou en parue, une version quelque peu expurgée à Mosco~ du disco1:1r.s prononcé à huis clos et communiquée aux dtrigeants de certains partis communistes étrangers à titre confidentiel. Khrouchtchev ne se gêna pas pour démentir sans ~ergogne ce. qu'il définissait comme une forgerie des services secrets 1. Louit Fltcher : Retour à Mo,cou, PariK 1057. Biblioteca Gino Bianco américains, lesquels ne s'attendaient sans doute guère à subir un si grand éloge. Même expurgé quelque peu, le discours secret foisonnait de vérités partielles qui, lues avec l'application et l'intelligence nécessaires, condamnent sans rémission le régime soviétique tout entier, de la base au sommet, dans sa théorie comme dans ses pratiques. Il mérite d'être relu périodiquement pour remémorer ce qu'il contient de vrai dans un contexte encore imprégné de mensonge. A son corps défendant, et pour qui sait lire, Khrouchtchev a fait table rase des mythes et fictions qui, dans l'esprit public abusé par une propagande intense et incessante que rien de sérieux ne contrecarre, composent le tableau de l'Etat pseudo-socialiste en passe de parachever le communisme. Au mensonge du génie bienfaisant de Staline, le discours désormais fameux en substitue un autre, celui du << culte de la personnalité » qui encombre toute l'idéologie post-stalinienne jusqu'à nos jours. Ayant besoin d'une formule passe-partout pour escamoter la réalité authentique et mettre en usage une abstraction inoffensive, les mentors du Parti ont adopté un cliché à l'appui duquel une brigade de mandarins aux gages découvrit opportunément une phrase de Marx dans sa volumineuse correspondance 2 • Une phrase d'Engels servit à compléter la justification doctrinale. En réalité, il ne 2. Lettre à Wilhelm Blos, du 10 novembre 1877, parue d'abord dans Der waltrc Jacob du 17 mars 1908. Se trouve au t. 34 des Œuvre, de Marx et .Engelt, 2• éd. (en rusi;e), pp. 238-42, Moscou 1964.
2 s'agissait ni de culte ni de personnalité, mais de mensonge, d'injustice, de violence et d'absolutisme. Il va de soi que des hommes de réelle stature comme Marx, Engels ou Lénine n'avaient que faire de courtisans et d'adulateurs. Mais les comédiens du « marxisme-léninisme » ne s'en avisèrent qu'en 1953 pour les besoins de leur cause particulière, quitte à n'en tenir aucun compte dans la prédication de leur dogme. Nous disons « en 1953 », peu après la mort de Staline, car il est faux que la dénonciation du « culte de la personnalité » date du discours secret de 1956 et qu'elle soit à inscrire au crédit exclusif de Khrouchtchev, comme une soviétologie aberrante tend à le faire croire. Elle fut décidée par la direction du Parti et de l'Etat dans son ensemble avant les dissensions qui surgirent non sur le principe, mais sur les modalités d'application. Au lendemain des obsèques du despote, le nom de Staline s'effaça peu à peu de la presse où il avait fourmillé chaque jour. On cessa brusquement de se référer tant à sa prose qu'à son exemple. Personne n'écrivit de souvenirs à son propos ni de contributions biographiques. Ses livres, ses brochures disparurent des librairies comme par enchantement, ses portraits se raréfièrent. La décision était donc prise en haut lieu d'en finir avec le « culte », et prise nécessairement par la direction collective. Détail significatif : dès le 12 mars 1953, donc trois jours après les obsèques, une nouvelle édition rectifiée, épurée de toute courtisanerie staliniste, du. gros Dictionnaire de la langue russe d'Ojegov commençait à sortir des presses. A ce moment la prééminence de Khrouchtchev au Comité central sélectionné par Staline et ses séides, s'est déjà dessinée, car le communiqué officiel des trois organes supérieurs du pouvoir réunis en séance extraordinaire le 6 mars dit « indispensabl(:) 1 que Khrouchtchev se concentre sur le travail au Comité central », sans mentionner Malenkov en tant que membre du Secrétar!at. Comme président de la Commission des obsèques, Khrouchtchev avait parlé le premier au mausolée de la place Rouge le 9 mars, mais seulement pour donner la parole successivement à Malenkov, à Béria, à Molotov. La situation au sommet du Parti demeura indécise jusqu'au 14 mars, à en croire la Pravda du 21 mars qui, avec un retard de sept jours, publiait un ·nouveau communiqué officiel annonçant que Malenkov avait été, sur sa demande, « libéré » de ses fonctions au Secrétariat, et nommant Khrouchtchev en tête de la liste non alphabétique, donc hiérarchique, Biblioteca Gino Bianco . ,. LE CONTRAT SOCIAL -✓ des secrétaires. Si les péripéties de cette affaire, du 6 au 14 et du 14 au 21 mars, restaient obscures, une chose devint claire : Malenkov était délogé du Secrétariat, non sans résistance. opiniâtre, Khrouchtchev promu à sa place... C'est ce que la soviétologie vulgaire, unanime, interpréta comme l'élévation de Malenkov à l'autorité suprême, qu'il venait de perdre, alors que ses collègues l'avaient kicked upstairs (comme président du Conseil des ministres) dans l'appareil constitutionnel subordonné au Parti, mais en le privant de son poste principal. Toute une littérature circonstancielle et trompeuse de ce temps sur « l'heure Malenkov » ou « l'ère Malenkov » ne tarda pas à s'avérer dérisoire 8 • LE RAPPEL apparemment fastidieux de ces faits précis est rendu nécessaire par l'in- ~ . conséquence de la politique des Occidentaux vis-à-vis de l'impérialisme communiste, politique aussi aveugle devant Khrouchtchev que devant Staline, sous l'influence d'habitudes mentales routinières et d'une funeste soviétologie admise. De la méconnaissance des rudiments ont résulté lès paralogismes courants sur la menace de guerre nucléaire d'initiative soviétique, sur l'antagonisme entre !'Armée et le Parti avec le danger bonapartiste qu'il comporte, sur la différenciation des communistes en staliniens belliqueux et libéraux pacifistes, sur la pseudo-compétition économique entre l'Est et l'Ouest, sur tant d'autres fariboles moins voyantes. Mais pour commencer ici par un commencement, le rappel des faits précis prouve qu'une direction collective s'est instaurée à Moscou dès la mort de Staline, qu'elle a aussitôt réformé l'état des choses et des gens au sommet du Parti, imposé Khrouchtchev à la place de Malenkov, amorcé la répudiation du culte de Staline afin de se perpétuer ellemême sous le couvert du culte de Lénine. En septembre 1953, quand Khrouchtchev sera nommé « premier Secrétaire », pseudonyme de « Secrétaire général », cela ne fera que confirmer une situation déjà acquise. Entre-temps, la . direction collective s'était manifestée· comme telle en liquidant Béria et sa clique, opération qui dut exiger l'unanimité du Présidium, et à cette occasion déjà la Pravda du 10 juillet 1953 avait exhumé la phrase de Marx réprouvant le ·culte de la personnalité, citation qui allait figurer trois ans plus tard. 3. Pour plus d'explications et de détails, cf. • La succession de Staline », in Est et Ouest, n ° 295, Paris, 1er mars 1963.
B. SOUVARINE dans le préambule du discours secret. Encore en juillet 1953, pour le cinquantenairè du bolchévisme, le Comité central répudie le « culte » pour exalter le principe de la direction collective. Et l'on a trop oublié qu'avant son discours secret, Khrouchtchev avait présenté le 14 février au Congrès le traditionnel « Rapport du Comité central » qui, entre autres, dénonce le « culte » sans nommer Staline, mais sans que personne puisse s'y méprendre. Il est donc faux que la condamnation du « culte » soit due à l'initiative soudaine de Mikoïan sur laquelle Khrouchtchev aurait surenchéri dans une sorte d'émulation personnelle. Cette soviétologie pitoyable, dégénérée en kremlinologie burlesque, et d'ailleurs puisée chez un « kremlinologue » de sac et de corde, méconnaît les données élémentaires de la vie soviétique, y compris les conditions très strictes où se déroule un congrès communiste conformément aux directives du Présidium, lequel répartit les rôles, chapitre les orateurs, règle les travaux dans tous leurs détails 4 • Parmi les condamnations du « culte » ayant précédé le discours secret, il y eut encore celle de Pankratova, humble professeur d'histoire humblement soumise aux instructions du Secrétariat. Après quoi seulement Khrouchtchév prononça le réquisitoire qui fit époque, citant une trentaine de documents secrets tirés des archives pléthoriques du Parti, tandis que dixhuit autres pièces annexes, imprimées d'avance, étaient distribuées aux congressistes. Une telle sélection n'a pu s'improviser en vertu d'une opération magique 5 • Le 30 juin 1956, le Comité central adoptait une résolution disant : « Depuis maintenant plus de trois ans, notre parti a mené une lutte énergique contre le culte de la personne de Staline... » Au XXIIe Congrès, le 21 octobre 1961, Mikoïan va déclarer : « L'orientation idéologique du XXe Congrès n'est pas apparue à la veille de ce congrès ni au cours de ses quelques ;ournées.· Elle a été élaborée pendant les deux ans qui l'ont précédée, par l'examen critique de certaines positions, la transformation du travail pratique du Parti et de l'Etat, la liquidation des séquelles néfastes du culte de la personnalité. » Sur ce point, aucun observateur compétent et consciencieux ne saurait contredire les paroles officielles. Mikoïan parle ensuite des désaccords qui divisaient le Comité central 4. Cf. • Kremlinologie •1. ln Contrat ,ocial, septembre 1958, Janvter 1959 et man 11159. 5. Cf. • Le, archives entr'ouvcrtes •• ln Preuve11, n° 66, Pari,, aoQt t 958. Biblioteca Gino Bianco 3 sur des questions essentielles, suscitant de longues luttes intestines, et qui prouvent aussi que Khrouchtchev n'a jamais dirigé seul. D'autres preuves ne cesseront de s'accumuler, jusqu'à l'éviction finale de Khrouchtchev par ceux que la soviétologie chez la portière, largement subventionnée par la Rand Corporation des ~Etats-Unis, désignait doctement comme ses , ; ; « proteges » ou ses « creatures ». Avant d'en venir au discours secret à proprement parler, il importait donc. de faire justice des sophismes dange~eux qui en ~auss~nt les circonstances et en denaturent les implications multiples. Car depuis bientôt un demisiècle les leaders du monde occidental pour ' ; la plupart se trompent ou sont trompes sans cesse sur les réalités soviétiques. Au début, ils o~t cru que Lénine et Trotski étaient des « agents allemands » épisodi1~es ?ont l'a~ti~n ne laisserait pas trace dans 1 histoire ! pws ~s ont vu en Staline un personnage rassis, assagi, acceptable, contrastant avec un Tro~ski ~donné à la révolution permanente ; ensuite ils ont pensé que Staline s'entendrait volontie~s avec les démocraties pacifiques pour tenir Hitler en respect. Quand leur cher Stalin~, acoqu_iné à Hitler refusa d'entendre leurs avis au suJet de l'agres~ion allemande imminente, ils le prirent néanmoins pour un champion de la liberté sous prétexte que son complice l'avait attaqué en traître ; après quoi ils virent en lui un grand stratège, une sorte de génie, l'hitléri~~e n'étant vaincu pourtant que par une coalition mondiale ; ils lui livrèrent la moitié de l'Europe et de l'Asie lui firent confiance pour assurer un avenir r~dieux aux Nations Unies. Ils se laissèrent conter qu'il avait créé de toutes pièces dans une Russie désertique, une économie pr~spère en voie de surpasser la c!vilisati,~n atlantique. A sa mort, ce fut tout Juste s ils ne portèrent pas le deuil de leur ennemi morte!. Pour comble d'inconséquence, ils ont admis ultérieurement que Staline méditait d'entre- . . ' prendre une guerre atomique,_ contraire~~nt a ses successeurs épris de coexistence pacifique. Et quand enfin l'oligarchie communiste, par la voix de Khrouchtchev, jugea nécessaire d'avouer certaines vérités utiles au camouflage et à la survie des principaux mensonges inhérents au régime, ils ne surent ni s'en ,~nstruire. ni adopter de sérieuses méthodes d information pour l'avenir. Le champ resta libre à un~ sovi~- tologie de cuistres, voire à une kremlinologie de fabulateurs sans scrupules. Bientôt le discours secret s'estompa dans l'oubli, d'où il faut bien le sortir à l'occasion de son dixième anni- . versatre.
4 TOUT n' ABORD Khrouchtchev a rappelé ·de multiples réactions antérieures du Parti (lire :· des dirigeants) contre le « culte » et ses « conséquences néfastes ». Il confirme expressément que le Comité. centr,al a .commencé « après la mort de Stalu?-e » a expli9-uer que c'était intolérable et contraire au marxisme. « d'exalter un individu et d'en faire· un surhomme doté de qualités surnaturelles à l'égal d'un çlieu ». En quelques mots, il reconnaît les services rendus jadis par Staline et en vient au fait : pourquoi et comment ce culte, « source de toute une série de perversions graves » ? Il invoque alors les classiques, Marx, Engels, Lénine en soulignant avec raison la « grande mod~stie » de ce dernier, dont il va citer un « document politique d'une extraordinaire importance, connu dans l'histoire du Parti comme le testament de Lénine » (mais divulgué èn U.R.S.S. pour la première foi~ ~e. jour-là, n~é pendant trente ans par les leninistes'). Il l~t les passages où Lénine, dès 1922, proposait d'écarter Staline du Secrétariat, ainsi que des lettres inédites qui discréditent Staline 6 • Il parle de la « violence brutale » de Staline, de son « esprit capricieux et despotique » vouant tout contradicteur à « l'annihilation morale et physique », y compris les fervents staliniens du XVIIe Congrès où Staline, en 1934, eut son apothéose, mais dont plus de la moitié des participants enthousiastes devaient être exterminés par la suite. Le discours secret est trop décousu, désordonné incohérent pour se prêter à une analyse contin~e, et le regroupement des thèmes exigerait un travail excessif. Voici quelques-unes des expressions textuelles qui, relevées tout au long, caractérisent les procédés de gouvernement en vigueur sous Staline : « ... abus de pouvoir ... violence brutale ... confessions obtenues au moyen de pressions physiques ... violence administrative... répressions en masse... exécutions sans procès ... violation de la légalité... abus criants... tortures barbares ... ·accusations folles... aveux arrachés de force... tortures cruelles et inhumaines... terribles sévices... horribles tortures ... ·choses abjectes ... pertes énormes de cadres par suite de répressions en masse ... méthodes de pressions physiques ... torture et oppression ... longues tortures ... actes monstrueux ... déportations en masse de peuples entiers ... pressions physiques encore plus sévères, cruelles et dégradantes .... redoutables 6. Cf. • Le Testamenf de Lénine •, in Est et Ouest, no 151 Paris, 1er mai 1956. Et : Max Eastman, • Au~our du Testa~ent de Lénine •, in Contrat social, mars-av.rd 1_965. Toute cette partie du discours secret confirme entièrement ce que Trotski a dit ou écrit sur le sujet dès 1927. Çf,. notamment La Révolution défigurée, Paris 1929. · Biblioteca.GinoBianco LE CONTRAT SOCIAL tortures.·.. méthodes terroristes... ». Khrouchtchev 1llustre ces généralités horrifiantes par certains cas particuliers, ceux de personnages haut placés, membres du Politburo ou du Comité central, staliniens à toute épreuve et cependant mis aux supplices pour leur :xtorque~ des aveux insensés, malheureux fanatiques qui proclamaient désespérément « la j~stesse de la politique du Parti » avant de mourir. Cela n'empêche nullement . Khrouchtchev d'attribuer à Staline « un rôle positif » dans ce qu'il ose appeler la « lutte id~olo~~q':1eacharnée contre les trotskistes, les zinovievistes, les boukhariniens et les autres » qu'il persiste mensongèrement à traiter d' « ennemis ~1! léninisme ». Pour lui comme pour les sovietologues étrangers, les calomnies, les inj1!res,. les arrestations les déportations, la persecution des familles 'sont une «. lutte idéologique ». Toutefois il accorde que Lénine n'aurait pas employé contre des contradicteurs la « méthode extrême » consistant à les faire disparaître. Staline, dit-il, a été « l'un des .plus forts marxistes », il a rendu « de grands services au Parti », ce qui signifie que sans cela, Khrouchtchev et ses pareils ne seraient pas au pouvoir et que le silence observé jusqu'alors paraîtrait bizarre, à juste titre. Tant que des milliers d'innocents écopent, il n'y a rien à objecter. pourvu qu'on les qualifie indûment de trotskistes et. au1res istes (indûment, car Khrouchtchev lui-meme souligne que « ces gens rom~ir:nt a':e~ .le trotskisme et revinrent aux principes leninistes »). Là où les choses se gâtent, c'est à partir de ce XVIIe Congrès de 1934 qui fit à Staline des ovations interminables et frénétiques, mais à la fin duquel Kirov eut plus de votes que Staline pour la nomination du Comité central (ce que ne mentionne pas Khrouchtchev). A cet endroit du discours, on apprend que 1.108 délégués à ce « Congrès des vainqueurs » sur 1.966, traités en contre-révolutionnaires, ont péri de mort violente, et parmi eux 98 ,m.embres du Comité central sur 139, tous staliniens de stricte observance. N'ayant plus de ci-devant trotskistes et autres istes repentis à faire disparaître, Staline s'en prenait à ses plus fidèles serviteurs. Pour quelles raisons ? Khrouchtchev parle de « su;picion maladive », de· « nervosité et hystérie », de « folie de la persécution att~ignant des proportions incroyables », de « folie des grandeurs », de « mégalomanie », etc., et il cite plusieurs circonstances qui montrent le maniaque égocentrique at~eint d'espionnite, de peurs morl;,ides, assoiffé de meurtres et de tortures, présentant tous les traits définis du para-
B. SOUVARINE noïaque. Staline s'apprêtait à exterminer ses complices les plus proches, Vorochilov (en tant qu'espion anglais), Mikoïan, Molotov, « il avait de toute évidence le dessein d'en finir avec tous les anciens membres du Politburo ». Il « monta » lui-même l'affaire « ignoble » des médecins du Kremlin, ordonnant leur incarcération et les mauvais traitements à leur infliger, prescrivit de les « battre, battre et encore battre », fit enchaîner l'académicien Vinogradov, enjoignit au ministre de la Sécurité : « Si vous n'obtenez pas les aveux des médecins, nous vous trancherons la tête. » Tous les innocents se reconnurent coupables. Khrouchtchev omet de signaler que deux d'entre eux périrent sous les coups, mais il a le toupet d'affirmer un peu tard : « Nous sentions cependant que le cas des médecins était douteux. » Ce qui ne semble pas douteux du tout, c'est bien l'hypocrisie de :Khrouchtchev et de toute l'équipe dirigeante. En France, des profanes de notre espèce n'avaient aucun doute 7 • Certains passages du discours secret décèlent les hésitations et dissensions qui freinaient l'action de la direction collective dans l'opération que, faute de mieux, l'on appela « déstalinisation », terme contenant une once de vérité pour deux onces d'illusion. Ainsi quand Khrouchtchev impute à Staline la responsabilité des désastres essuyés par les armées soviétiques dans les deux premières années de la guerre, il évoque « la répression instituée contre certains cadres militaires depuis les commandants de compagnies et de bataillons jusqu'aux plus hautes sphères militaires », ajoutant que « les chefs ayant acquis de l'expérience en Espagne et en Extrême-Orient furent presque tous liquidés », mais il ne prononce pas les noms de Toukhatchevski, de Iakir, d'aucun de leurs compagnons d'infortune, il ne donne aucun chiffre évaluant l'ampleur hallucinante du massacre des cadres militaires. Visiblement, les dirigeants politiques n'étaient pas d'accord entre eux sur l'opportunité de la « réhabilitation » des maréchaux, des généraux, 7. Cf. • Un Caligula à Moscou. Le cas pathologique de Staline•• suivi de• Le grand secret du Kremlin•, in B.E.I.P.1. supplément du n° 98, Paris, 16 novembre 1953. • Un Caligula au Kremlin •, ln B.E.1.P.1., n° 102, Paris, 16 Janvier 1954. • Khrouchtchev confirme le B.E.1.P.1. et persiste dans le stalinisme •• in E!I et Oue!I, n° 149. Paris, 1er avril 1956. Les confidences transmises à notre collaborateur N. Valentlnov par deux visiteurs soviétiques venaient de V.I.MeJlaoukr ex-président du Go1plan, vice-président du Conseil supéneur économique, membre du Comité central et du Soviet 1uprême, ainsi que de son frère Ivan, haut fonctionnaire communiste éffalement, tous deux assa&1lnéspar ordre de Staline, • réhabl tés • ensui te r.ar les complices du paranotaque. Aucun sovlétologue dlst ngué n'accepta cette ver1lon convaincante venue de source s1lre, la seule qui répondit aux que1tlon1 le• plus troublantes posées par les crimes mon1trueux de Staline. Biblioteca Gino Bianco s dont les noms n'apparaîtront un à un que dans les années suivantes, sans doute après d'âpres disputes au Comité central. Khrouchtchev dépeint l'attitude prostrée, abjecte, de Staline pris au dépourvu par l'offensive allemande, et il fait table rase de tous les mérites imaginaires que le despote obtus s'inventa pour forger sa légende de grand capitaine. Non seulement Staline était responsable de l'impréparation, de l'incurie qui facilitèrent l'invasion, mais il resta sourd aux avertissements multiples qui en annonçaient l'imminence. Et pendant les hostilités, son aveuglement et son incapacité sous tous les rapports causèrent des pertes insensées en vies humaines : un seul exemple précisé montre que « nous perdîmes en conséquence des centaines de milliers de soldats ». Khrouchtchev ne se borne pas à déboulonner Staline déguisé en « génie militaire », il le couvre de honte et de ridicule en tant qu'auteur de ses propres panégyriques, censeur et correcteur d'ouvrages historiques où il se campe en poses avantageuses, voire héroïques. Il le bafoue comme rédacteur du fameux Précis d'histoire du Parti qui sera bientôt mis au pilon. Il le discrédite comme politicien, comme théoricien, comme économiste, comme administrateur, après l'avoir déshonoré comme assassin et bourreau de ses plus proches camarades. On ne saurait résumer tant d'atrocités et de turpitudes, le discours secret en déborde, étant entendu que « Staline était convaincu d'agir dans l'intérêt de la classe laborieuse, pour la victoire du socialisme et du communisme ». Du moins ne peut-on s'abstenir de mentionner encore les « déportations en masse de peuples entiers, y compris tous les communistes et komsomols sans exception », en 1943 la déportation totale des Karatchaï et des Kalmouks, en 1944 des Tchétchènes et des Ingouches, puis des Balkars, « y compris les femmes, les enfants, les vieillards, les communistes et les komsomols ». Khrouchtchev oublie sciemment les Allemands de la Volga et les Tatars de Crimée, mais il ironise lourdement à propos des Ukrainiens qui « n'évitèrent un même sort que parce qu'ils étaient trop nombreux, il n'y avait pas de lieu pour les y déporter ». Pourtant une note exceptionnelle et discrète de pitié se fait entendre, semble-t-il, quand il parle de la « misère » et de la « souffrance » de tant de martyrs. SUR DES POINTS ESSENTIELS Khrouchtchev a gardé un silence complice de Staline ou tenu des propos implicitement complices du stalinisme, dénotant ainsi le sens très limité,
6 très relatif, de la « déstalinisation ». Il s'affirme solidaire de Staline contre toutes les tendances communistes que la répression a chassées de la scène, puis retranchées du nombre des vivants, quitte à regretter modérément la férocité des moyens mis en œuvre et tout en les regardant comme une « lutte idéologique ». Il n'a pas un mot de réprobation au sujet de la collectivisation agraire accomplie par les pires violences homicides, d'où s'ensuivit une immense famine et des maux indicibles pour toute la population pendant plus d'un quart de siècle. Il n'a pas mis en cause le système policier d'arbitraire et d'iniquité qui sert d'armature à l'Etat soviétique, se contentant de critiquer certains « · abus » de pouvoir en les inscrivant au passif personnel de Staline (ou de Béria, son compère). Il n'objecte rien à la politique extérieure couronnée par le pacte infâme conclu entre les communistes et Hitler, d'où ont découlé la deuxième guerre mondiale et son cortège de malheurs pour toute l'Europe. Il se tait sur la judéophobie stalinienne, la saignée · de l'intelligentsia juive, les préparatifs du grand pogrome final, les mesures de discrimination raciale toujours maintenues en vigueur. Autant de preuves majeures attestant que la direction collective dont Khrouchtchev était le porteparole ne renie nullement l'essentiel du stalinisme sous le pseudonyme fallacieux de marxisme-léninisme. Le discours secret n'a rien dit de la mort de Staline, dont les circonstances sont restées obscures, ni de la fin tragique d' Allilouïeva, sa femme ; ni des conditians dans lesquelles ont péri Enoukidzé, Mdivani, Ordjonikidzé, ses compagnons les plus proches; ni du pourquoi et comment de l'assassinat de Kirov, tout en promettant une enquête qui dure encore; ni des moyens employés pour machiner les « procès en sorcellerie », de sinistre mémoire ; ni de la façon dont Staline a décapité l' Armée rouge ; ni de ce qu'a été réellement une certaine « affaire de Léningrad », encore mystérieuse ; ni de bien d'autres choses effarantes qui entachent à jamais non seulement un individu et son culte, mais toute une oligarchie et son régime. Khrouchtchev n'a certes pu admettre en public qu'une longue série de crimes ·s'expliquerait par une idée fixe de Staline, dans sa « folie lucide » selon le langage des psychiatres, celle de s'entendre avec Hitler, par conséquent de supprimer tous les obstacles humains susceptibles de se mettre en travers. Il n~a pu parler non plus des crimes crapuleux de Molotov, de Kaganovitch, de Vorochilov, de Malenkov, ses collègues du Présidium qui de- (;3ibliotec~aino Bianco ... LE CONTRAT SOCIAL vaient voter avec l'unanimité du Congrès, selon la règle du milieu, nonobstant leur opposition plus ou moins sourde en petit c_omité : à ce moment l'unité de façade tient encore, et il incombera au XXIP Congrès, en 1961, de déballer en partie ce linge sale et sanglant qui infirme la thèse du culte de la personnalité . unique. Parmi bien des mensonges, explicites ou par omission, Khrouchtchev a dit vrai en déclarant, le 22 mai 1959, que son discours secret tendait à « libérer les forces créatrices du peuple », sous-entendu : trop longtemps paralysées par la terreur. Du même coup, il les déchaînait en Pologne, en Allemagne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, même en Géorgie où se produisirent ·des événements mémorables. Une sovié- '" tologie pédante prévit que l'imprudent orateur paierait cher sonJncontinence· de langage, mais il n'en fut rien, car Khrouchtchev n'avait fait qu'interpréter une volonté collective. Une opposition mal assurée, velléitaire et minoritaire, confinée au « sommet », ne pouvait que se taire et, d'ailleurs, n'a jamais eu la parole à aucun des trois derniers Congrès, comme il se doit dans le parti de Staline où perdure un stalinisme invétéré, sans la démence du maître, et dont le temps peu à peu atténue la virulence. Le culte de Lénine en remplace un autre, au profit des exploitants du rituel, et le mensonge majeur du socialisme réalisé, préparant le communisme à brève échéance, reste de profession obligatoire, codifié dans un nouveau « Programme » au comble du charlatanisme. Le Parti incarné par sa direction collective, avec ou sans Khrouchtchev, monopolise tout ce dont il se croit capable, au mépris de la soviétologie qui discerne à sa tête des libéraux, des technocrates, des dogmatiques, des militaires, des pacifistes, des va-t-en-guerre et des Chinois, d'où il appert que les affaires •,•• ,• A sov1et1ques sont trop ser1euses pour etre confiées à des soviétologues. Khrouchtchev, l'homme indispensable d'une transition périlleuse, a eu des mérites certains aux yeux de ses collègues malgré ses insuffisances et ses manières, entre autres celui de suivre le conseil de Lénine : « Ne pas verser de sang dans le Parti », ce qui lui vaut à son tour une retraite paisible. La mêm~ équipe gouverne, sans lui, plus digne, moins bavarde, se renouvelant avec lenteur en cooptant des hommes formés à la même école. Aussi serait-il vain de ·s'interroger sur ce que, dans son empirisme, pour le prochain Congrès numéroté XXIII, elle peut tenir en réserve.
TRADITION ET CULTURE DE MASSE par Manès Sperber La tradition LA NOTION et le terme même de tradition sont relativement récents. Dans les sociétés primitives et les civilisations primaires, on n'emploie guère ce mot dans l'acception actuelle. L'ensemble des contenus et des formes transmis n'apparaît nullement comme un héritage du passé, mais comme un perpétuel présent, une continuité hors du temps. Hormis le domaine religieux, la notion de tradition ne se conçoit qu'aux époques où sa domination sur les esprits se trouve ébranlée ou lorsqu'une menace pèse sur la continuité sociale et morale. C'est au moment où elles courent le danger d'être débordées par des forces neuves, ou de se voir enlever le pouvoir par celles-ci, que les classes dominantes affirment invariablement le caractère sacré de la tradition qu'elles auraient reçu - prétendent-elles - la mission de maintenir. Dès qu'une nouvelle génération résiste à la pression de l'autorité et insiste pour choisir sa voie en fonction de sa volonté et de son expérience propres, la génération aînée s'empresse de lui opposer des traditions d'une portée plus générale, religieuses, nationales ou d'us et coutumes. LA CONSCIENCE d'une société sans écriture est essentiellement déterminée par la mémoire des anciens. La gérontocratie élève en dogme le fond et les formes, car l'autorité des anciens s'exprime par la suprématie du dogme. Là où le passé : sa gloire, ses crimes, ses enseignements et ses avertissements, ne se mainBiblioteca Gino Bianco tient que grâce à la mémoire des survivants, apparaît généralement le sentiment que la progression du temps a aussi peu d'importance que le frémissement de l'eau sur un étang. Pour une société magique, animiste, la mort n'a pas la même signification que pour nous et elle interprète à faux la procréation. Cela aussi explique pourquoi, malgré la succession du jour et de la nuit ou des saisons, le temps demeure imip.obile, clos sur lui-même comme un espace confiné. L'économie d'appropriation (cueillette, pêche, chasse) ne connaît guère cette génération rebelle qu'est la jeunesse. Dès qu'ils ont franchi leur dixième. année, les enfants savent à peu près tout ce qu'il y a à apprendre. Sans autre transition que les cérémonies de la puberté, ils entrent dans le monde des adultes. · Rappelons à ce propos qu'en tant que génération à part, la jeunesse apparaît seulement dans les civilisations développées où les années d'enfance ne suffisent plus pour apprendre tout ce que le niveau de vie sociale implique de savoir et d'habileté manuelle. Il est indéniable que la société industrielle assure la plus longue période de jeunesse, fût-ce aux enfants de parents non privilégiés. ..*,,. DANS LA MESUREmême où les techniques de la transmission impersonnelle assurent une durée aux souvenirs du groupe (famille, tribu, peuple, etc.), les humains font l'expérience d'un temps mobile aussi bien que moteur. La tradition écrite, sous forme d'épopées, d'annales ou de chroniques, provoque dans les générations postérieures une première prise de conscience de l'histoire, encore en partie mythique ; la volonté de la tradition est ainsi rationalisée et renforcée, mais en même temps les
8 , ' valeurs transmises se trouvent exposees a une critique comparée, et,- de ce fait, rendues relatives. Dans la première phase, celle de la domination absolue de la tradition, toutes les générations considèrent de leur devoir de conserver et de transmettre les contenus et les formes exactement tels qu'elles les ont reçus ellesmêmes de leurs prédécesseurs. Dans la phase suivante celle de la conscience historique primaire ~n sait que désormais il ne s'agit plus d'acc~eillir seulement l'héritage, mais aussi de créer des traditions. A cet échelon, on observe la généralisation d'un nouveau P?é~omène ; pour la première fois, une contradic~ion pour ainsi dire congénitale est levée dialectiquement : le fils sait qu'il est un père futur ; le père n'a pas oublié qu'il est un arrière-petit~fils. (Au stade de sa maturité, la conscience _historique primaire engen?re les , thèmes ,q~u, par la suite, donneront naissance a la tragedie grecque, le thème d'Œdipe par exemple.) )f * )f A LA SUITE du sentiment illusoire de l'immobilité du temps (ou du hors-temps) qui s'est maintenu pendant des dizaines de milliers d'années surgit, à une époque que déjà on pourrait taxer d'historique, l'expérience selon laquelle le temps progresse, bi~n q~e, t~ès lentement et seulement de màniere hneaire. Cependant, une attitude nouvell~ peut, s'éta_blir _à l'égard du passé et du temps que 1 on vit soimême lors de périodes d'accélération extraordinaire des événements, de crises destructrices ou d'une modification radicale des moyens de production. Bouleversés, les humains prennent alors conscience de vivre dans un espace de temps. Le temps spatial embrasse, avec un passé désactualisé, bien que non entière1!1~nt ·effacé, le passé présent, c'est,-à-dire ~a t:adition vivante et évidemment le present lui-meme. Ce dernier est conçu, vécu et expérimenté comme un prélude à l'avenir. C'est à l'époque où, grâce à la Renaissance, l'Occident aborda le processus, depuis lors ininterrompu de sa sécularisation, que la conscience du temp;-espace commença à s:, dévelol?per. ~t à se généraliser. Au cours d~s .s~ecl~squi ~uivirent cet acte d'audace, la civilisation occidentale s'est épanouie d'une manière inconcevable jusque-là. En dépit des guerres, des catastrophes et des destructions, _i°:sensées, ~'éternel printemps des forces ~reatric~s, d~ 1 Europe dure depuis quelque quinz~ generattons. Ni le nombre des violences innommables ni les excès des passions déchaînées n'ont empêaiblioteca Ç3inoBianco -· 1 LE CONTRAT SOCIAL ché l'Europe de demeurer, dans les domaines essentiels, fidèle à la loi de la mesure. · Bien que l'urbanisation ~e pours1;1ivit~e?~is des siècles presque sans 1nterrupt1on, trreststiblement activée par la révolution industrielle, les valeurs culturelles qui devaient leur origine aux communes rurales étaient préservées. La ville, plus que la campagne,. s'i~s!it1;1ait,~ardienne intelligente de ce qui mer1ta1t d etre sauvé du folklore. Et ce furent des citadins. qui indiquèrent à l'humanité le chemin du retour à la nature. La grande musique - la musique profane après la musique sacrée, et l'instrument~le après la vocale - s'empara de tout ce qut, par la suite allait enrichir immensément l'art musical. ' La littérature, et particulièrement l'art narratif absorba et métamorphosa l'inépuisable trés~r des récits, contes et paraboles populaires nourris d'angoisse et d'espoir, de rêves enfantins et de profonde sagess·e. Il en fut de même dans d'autres domaines, par exemple celui du théâtre, etc. Ce processus de différenciation, de conservation et de transformation allait de pair, d'une part avec l'expansion de l'instruction obligatoire et la suppression de l'analphabétisme, d'autre part avec l'amélioration continue du niveau matériel et culturel de toutes les couches de population des nations industrielles. La culture de masse LES ÉLÉMENTS et la notion même de culture de masse n'étaient point ignorés avant la première guerre mondiale ; cependant, il y a cinquante ans, ils avaient pour les esprits critiques une signification autre que celle que nous leur conférons. Ati début du siècle, c'étaient surtout les marxistes révolutionnaires qui inclinaient à reconnaître dans la masse un facteur historique créateur auquel ils en appelaient et se référaient. Selon eux, à la djfférence de la foule hystérique, portée à l'action irréfléchie· et violente, la masse des prolétaires capables de conscience de classe serait appelée à façonner les prochaines étapes de l'histoire à partir d'un plan préconçu et en conformité avec une théorie scientifique. C'est dans ce sens que Friedrich Engels parlait de la classe ouvrière allemande comme de l'héritière légitime de la philosophie : elle aurait la mission d'appliquer des idées ayant uniquement servi jusque-là à interpréter une réalité qu'il était indispensable de changer.
M. SPERBER Nous savons aujourd'hui que les masses des grandes agglomérations ne sont que ce qu'on désigne en langage militaire comme « masses de manœuvre ». L'organisation des personnes a fait place à une organisation-objet, semblable à une unité militaire : comme celle-ci, elle fait - ou s'abstient de faire - ce qu'on lui ordonne ou interdit, avec un enthousiasme ou une aversion dont l'intensité est savamment graduée sur commande. Il existe une autre notion de masse, correspondant à un certain niveau de la production industrielle, et notamment à la standardisation sans laquelle ne serait guère possible la fabrication de quantités toujours croissantes de marchandises distribuées, consommées ou abandonnées en des laps de temps toujours plus brefs. Il s'agit alors de la masse des consommateurs dont l'importance sans cesse accrue imprime son cachet à la culture dite de masse. On le saisira mieux si l'on met en lumière certaines èaractéristiques de l'homme de masse. 1. L'homme de masse se sent frustré s'il n'est pas assuré d'avoir à sa portée tout article de consommation nouvellement apparu sur le marché, qu'il s'agisse d'une pâte dentifrice « scientifiquement » préparée, de cigarettes prétendues inoffensives, d'un nouvel appareil de radio ou de chauffage, du disque de la dernière scie en vogue, voire du film en couleurs qui étale les charmes de la star, dernière en date. L'être social de l'homme de masse ne se concrétise pour lui que dans la mesure de sa possession du produit industriel. Bien qu'il gagne sa vie en travaillant, la place qu'il occupe dans la société est, au point de vue psychologique, beaucoup plus déterminée par son rôl: de consommateur que par la part prise par lu1 à la production. 2. L'homme de masse échappe en quelque sorte au temps-espace pour revenir, par une régression sans douleur, au temps linéaire. Son monde et les choses de son monde sont pour ainsi dire soustraits à l'action dégradante du temps qui passe ; ils ne comportent pas d'ombres tel un portrait fait par un dessinateur sans' talent. Cet homme est attiré presque exclusivement par la nouveauté, le dernier cri. Il aspire aux objets qui semblent s'élancer vers l'avenir. Ainsi, en l'an 1966, son rêve est de posséder un transistor modèle 1967 et une voiture modèle 1968. (Cela n'empêche guère le psychologue d'admettr~ que cett_enéo-manie frénétique est tout à fait compatible avec le misonéisme, c'est-à-dire la peur de ce qui est vraiment nouveau. Mon essai : Le Public et son âme, inclus dans Le Talon d'Achille, montre Biblioteca Gino Bianco 9 comment la passion d'une nouvelle présentation répond chez l'homme de masse à une incurable nostalgie d'un fond ancien, répété jusqu'à l'obsession.) 3. A la lumière d'une analyse psychologique et sociale, la culture de masse pourrait apparaître comme la surcompensation inachevée d'un complexe d'infériorité qui, engendré par la misère, menace de survivre à celle-ci. Il est agréable et utile de disposer d'une salle de bains à soi, d'avoir sa propre voiture, de remplir à son gré des loisirs toujours plus iongs. L'homme de masse y voit la preuve que la zone dangereuse où il courait le risque d'une régression sociale est désormais derrière lui. Il ne lui suffit pas d'avoir échappé aux quartiers misérables, aux tavernes, à la saleté dégradante, il lui faut chaque jour renouveler sa certitude d'être porté par un fleuve miraculeux, un fleuve qui monte. Saint-Just proclamait, il y a quelque cent soixante-dix ans : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » La nouvelle idée qui, sans aucun doute possible, s'est emparée de l'humanité industrielle, ne vise pas en premier lieu le bonheur, mais ce qu'on pourrait désigner comme la fuite incessante du temps devant lui-même : il n'est plus permis au présent de s'arrêter, fût-ce un instant ; pour l'homme de masse, l'unique temps est l'avenir. Il croit que, pour en être digne, il doit le conquérir, et pour ce faire, un seul moyen : une prospérité tou- . Jours accrue. 4. Comme pour la liberté, c'est par la négative qu'on ressent plus intensément le bonheur et qu'on le définit de la manière la plus exacte. L'homme de masse s'observe presque en hypocondriaque : est-il assez heureux ? Il lui arrive de se sentir malheureux uniquement parce qu'il ne se croit pas heureux. Ne pas être heureux est suspect, car ce pourrait être un indice alarmant d'insuccès. Pour mesurer son bonheur, l'homme de masse emploie des méthodes quantitatives ; il compare le nombre d'articles de consommation de toutes sortes dont il dispose par rapport aux autres. Quel que soit ce nombre, il se révèle insuffisant ; l'évasion éperdue dans le bonheur n'est qu'une aventure désespérante. Cet homme a bien des points communs avec le parvenu ; toutefois, il refuse d'être, comme ce dernier, l'héritier du passé ; il veut, lui, le monopole de l'avenir. Le passé, à ses yeux, ne signifie rien. Une dernière caractéristique de l'homme de masse mérite d'être relevée : il voudrait pos-
10 séder tout ce que possèdent les autres, tout en se distinguant d'eux. Il éprouve avec ·d'autant plus de force le désir d'affirmer sa propre personnalité qu'il vit dans l'atmosphère aveuglante de demi-dieux : champions, vedettes de cinéma, etc. Quant à lui, il a perdu son ombre. LA MODIFICATIO-N peut-être définitive - du rapport de l'homme avec le temps ou; éri d'autres termes, de la conscience individuelle du temps, a des causes ·sociales et économiques que nous avons indiquées à plusieurs reprises. Une autre explication possible de cette modification relève de la psychologie individuelle. Chacun de nous appartient, bien que dans une mesure inégale, à des époques différentes ; personne n'est conditionné seulement par sa propre époque. Ainsi l'homme né au milieu du XIXesiècle, tout en appartenant en 1880 à la jeune génération, était enraciné dans le monde de ses parents. En 1910, à l'âge de soixante ans, il comptait derrière lui la guerre de 1866 ou celle de 1870 et la Commune de Paris. Cependant, bien que témoin d'une évolution significative intervenue dans les sciences, l'économie et la technique, il n'appartenait qu'à moitié à son temps. Pour s'exprimer de façon plus générale : tant au point de vue de la caractérologie sociale qu'à celui de la psychologie individuelle, l'homme civilisé mûr comportait, en sa personne, il y a peu de temps, deux demi-générations, la deuxième moitié de la génération de son père et la première moitié de sa propre génération. L'accélération prodigieuse de l'évolution historique depuis la première guerre mondiale et les innombrables transformations intervenues dans tous les domaines de notre existen_ce matérielle font qu'aux yeux de ceux qui, aujourd'hui, sont âgés de trente ans, la valeur relative de l'apport du passé ne cesse de s'amenuiser ; en même temps, ce qu'ont produit les trente dernières années prend une extension gigantesque, et le tout apparaît de peu de poids comparé aux promesses illimitées de l'avenir. Les jeunes de notre temps ne se sentent presque plus héritiers. Et pourtant, l'accès à l'héritage des temps passés leur est plus facile qu'à toutes les générations précédentes. Jusqu'ici, on situait l'âge d'or derrière nous ; seuls les eschatologues annonçaient le retour lointain de l'état paradisiaque. Aujourd'hui, l'âge d'or semble définitivement perdu : il ne ·se laisse plus situer· à aucune époque révolue, car notre temps a rejeté le passé et toutes ses promesses. BibliotecaGino Bianco -~, LE CONTRAT SOCIAL ÜN APRESSE souvent des reproches à la culture de masse. Ce n'est pas elle, mais notre époque qu'il faudrait incriminer, notre époque qui s'est exilée du temps-espace et nos contemporains qui, installés dans un temps linéaire, n'éprouvent que le besoin d'une pseudo-culture faite d'illu~ions qui surgissent et disparaissent avec la même rapidité. Mais ces illusions leur dispensent quotidiennement et à volonté l'apparence de la nouveauté, le rêve d'une jeunesse éternelle, tout en leur fournissant à domicile la perfection accomplie, sous forme de la beauté d'une star de cinéma, de la puissance d'un superman, de l'intelligence d'un superdétective, etc. L_'homme -de · masse a besoin chaque jour d'une passion qu'il consomme cotnme il boit et mange ; le lendemain, il retrouve son appétit et sa soif renouvelés. Dans un autre contexte, j'ai parlé de la folie, si bien organisée commercialement, des passions frigides et de la curiosité apparemment insatiable que l'homme de masse porte aux amours de personnages qu'il oublie dès qu'ils ne sont plus mis en vedette par les projecteurs. Cela s'explique aussi par la nature, superficielle à l'extrême, de l'expérience du temps vécu linéairement. Cependant, à côté de cet homme-là, s'affirme la personne dans sa singularité. Inchangé dans le tréfonds de sa substance, l'homme ne se laisse pas entraver par la désagrégation des atomes, les fusées et les satellites artificiels ; il résiste à l'effet abrutissant de la radio et de la télévision. Immuable, « sa vie se déroule en spirales qui ne cessent de s'élargir au-dessus des choses » (Rilke). Cet homme veut aimer et durer en harmonie avec le monde, harmonie qui lui permet d'être pour lui-même non seulement « moi », mais aussi tous ceux avec qui il a en commun une solitude qui, inavouée, demeure· sans nom. Il se peut que le terme culture de masse tombe bientôt en désuétude. Il se peut qu'il s'agisse en réalité d'un phénomène de transition que l'humanité de ces décennies a rencontré sur le pont, infini en apparence, où elle erre - peut-être pour longtemps encore - avant d'atteindre l'autre rive. Nous né sommes qu'au seuil de choses vraiment grandes, au seuil d'une évolution cultu- · relle apte à s'étendre à tous les habitants de la terre, et que ne freinera plus la lutte contre la faim et la misère de cette majorité qu'on appelle « masses ». MANÈS SPERBER.
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