Le Contrat Social - anno IX - n. 6 - nov.-dic. 1965

386 Marx, c'est la rédaction des considérants et des statuts généraux de la grande Association ... ». Mais notre correspondant reproche à Marx d'avoir dissimulé ses vues pour acquérir de l'influence sur l'organisation et il croit le prouver en s'appuyant sur une fameuse lettre de Marx à Engels. Cela nous rajeunit de cinquante ans, car voici justement un demi-siècle que James Guillaume, dans sa diatribe au vitriol sur· Karl Marx pangermaniste (Paris, Ed. Armand Colin, 1915), a tiré argument de la même lettre interprétée avec une malveillance systématique que, seul, Claude Harmel a pu égaler l'année dernière dans son article des Etudes sociales et sJmdicales (n° 107) sur « Les origines françaises de la Première Internationale ». Cependant le parti pris de dénigrement (chez l'un et chez l'autre) ne tient pas lieu d'argumentation convaincante pour qui se donne la peine d'y regarder de plus près. La vie entière, le labeur et l'œuvre de Marx ont été au service de la classe ouvrière, donc du devoir, du droit, de la vérité, de la morale et de la justice dans le sens où il les comprenait (à tort ou à raison, ce n'est pas ici le point). Quand il dit avoir admis ces termes « de façon à ne pas nuire à l'ensemble », cela signifie une fois de plus qu'il a tenu compte de toutes les opinions exprimées, donc sans imposer les siennes, et qu'il n'aurait pas employé ce vocabulaire dans l'acception banale, hypocrite et fausse où n'importe qui en fait usage. Il entend ou prétend donner à ces termes un contenu précis (à tort ou à raison, encore une fois, peu importe ici) qu'ils n'ont pas dans l'abstrait ou dans la phraséologie courante. Rien n'autorise à en déduire qu'il se moque du droit, de la morale et de la justice. C'est tout le contraire : précisément parce qu'il les prend très au sérieux, il ne veut pas qu'on les galvaude comme les politiciens et les bavards ont coutume de le faire. Quant à lui imputer une « technique de l'infiltration » visant à « acquérir de l'influence, etc. » (sans même spécifier s'il s'agit d'influence dans l'intérêt de la cause ou dans un intérêt personnel), c'est une affirmation entièrement contredite par les faits réels. Marx s'abstenait d'assister aux réunions publiques, de prendre part aux parlotes ; il travaillait. Dérogeant à sa ligne de conduite habituelle, il est allé au meeting de St. Martin's Hall sur une invitation qu'il n'avait pas sollicitée. On le nomme au Comité provisoire, où il ne représente que lui-même, sans doute parce qu'on le croit de bon conseil, et à la sous-commission de rédaction. Il n'assiste pas à la réunion de celle-ci, pas plus qu'à la séance suivante du Comité général. Lorsque la sous-commission se réunit à nouveau pour examiner la déclaration de principes, Marx est encore absent. Mais il participe à la séance suivante du Comité général, sous la pression d'Eccarius (dont on a la lettre pressante), et là, il se prononce pour l'adoption du projet de programme (déclaration de principes) présenté par la sous-commission, bien qu'il le trouvât mauvais, verbeux, déclamatoire. Ce texte et celui des statuts étant renvoyés à la sous-commission pour rédaction définitive, c'est alors seulement que Marx, jugeant impossible d'améliorer le projet, le récrit entièrement pour en faire la fameuse Adresse inaugurale que le Comité général unanime adoptera « avec grand enthousiasme », ainsi que les statuts et leur Préambule. Est-ce que cela ressemble à ce que racontent ses détracteurs ? Je schématise cette histoire pour en éliminer les détails fastidieux, les noms et les dates qui la surchargeraient inutilement, tiendraient plusieurs pages de la revue et ennuieraient la plupart BjbliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL des lecteurs. Tout est facile à vérifier par les gens qualifiés, en consultant les « Protocoles » et documents annexes publiés à Moscou (4 vol., 1961-1965). D'autre part, je ne vois là aucune « technique de l'infiltration ». Naturellement Marx, en écrivant pour tous, essayait de faire prévaloir ses idées dans la mesure où elles étaient acceptables par un rassemblement hétérogène d'owenites, de mazzinistes, de proudhoniens et autres phraseurs intarissables. Imbu de sa supériorité intellectuelle, il s'exprime sans indulgence dans ses lettres privées sur les compagnons de route que les circonstances lui imposent, mais s'agit-il maintenant de lui décerner un prix Montyon à titre posthume ? Le « tour de force » dont parle Engels consistait à mettre d'accord des disputeurs passionnés, à transcender leurs partis pris, sans autres moyens que ses capacités persuasives et littéraires. Tout cela n'a rien à voir avec les événements de notre époque, qui se prêtent à l'analyse sans qu'il soit besoin de remonter au déluge. Et si l'on parlait un peu des agissements, des procédés de certains adversaires de ivfarx ? Cela ne nous avancerait pas à grand-chose. Un siècle après Marx, il est aisé de découvrir ce qu'il y a de périmé, de dépassé ou de controuvé dans ses théories. Encore faudrait-il ne pas mélanger les idées de jeunesse et les vues de l'âge mûr. Avec tous ses défauts et ses erreurs dangereuses comme des bombes à retardement, Marx n'est pas plus responsable du pseudo-communisme actuel que Nietzsche ne l'était du national-socialisme crapuleux qui l'a revendiqué comme son inspirateur. Même si l'homme avait été parfait et son œuvre inattaquable, et tant s'en faut, il reste que, Renan l'a dit, « les plus fortes et les plus belles doctrines, prises par des esprits étroits, se changent facilement en poison » ( citation faite de mémoire, mais quasi littérale). Administrer le contrepoison et dénoncer les empoisonneurs, c'est ce que nous faisons tant bien que mal au Contrat social. B. S. De Londres, nous avons reçu une lettre non signée, mais qui semble bien venir de M. Dewar, protestant contre la suppression d'un passage de son article (cf. notre dernier numéro) où, à plusieurs reprises, il faisait état d'une prétendue « lettre de Boukharine » qui, seloQ notre euphémisme, « prête par trop à contestatibn ». Sur un ton véhément tout à fait déplacé, elle tend à provoquer une querelle à laquelle nous n'entendons pas nous prêter. Bien qu'il ne soit nullement impératif de publier une lettre non signée, la voici, suivie d'un commentaire aussi bref que possible : « La note de la rédaction cherchant à justifier cette » action [l'amputation que M. Dewar appelle "cen- » sure "] n'arrange pas les choses, bien au contraire. » La question n'est pas celle de la paternité de la » soi-disant " lettre ", qu'elle soit d'une main ou de » plusieurs ; la question est : est-ce que la " lettre " » aide à jeter de la lumière sur la situation à l'époque » en question? Vous avez conclu, vous fondant sur » des arguments qui sont hors de propos ou contra- » dictoires, qu'elle est sujette à caution et par suite » vous vous arrogez le droit de la censurer. Pour » empirer encore l'affaire1 votre note se réfère au rôle

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